Avec
ce brasier terrible que nous avons découvert à 20 heures lundi – on
attendait autre chose –, on eut, avec un sentiment d’irréalité, de rêve
éveillé, la sensation que c’est quelque chose de nous qui était en feu.
Nous, c’est-à-dire chacun et chacune au plus profond de son histoire,
nous, cette France des siècles et des bâtisseurs des poèmes de pierre.
Nous, c’est-à-dire l’esprit humain qui trace son chemin depuis les âges
obscurs, de la grotte de Lascaux à Picasso ou Matisse, des alignements
de Carnac ou des statues de l’île de Pâques au Parthénon et aux
pyramides…
La catastrophe totale redoutée, a été évitée dans la nuit
Il nous fallut attendre longtemps pour savoir que la
catastrophe totale, redoutée toute la soirée, était évitée. Les tours,
vues du parvis, masquent pour partie le squelette calciné d’un grand
cadavre. La flèche n’est plus. Il manque maintenant, oui, comme une âme
qui s’élevait dans le ciel de Paris. L’émotion est sur tous les visages,
dans tous les mots.
Un peu navrés, on entendit sur nos chaînes des
commentaires un peu trop empressés pour mettre au compte des prétendues
racines chrétiennes de la France la sidération du pays, l’émotion dans
le monde. Comme si la catastrophe n’en était pas une pour tous. Quelle
étroitesse qui, sous le couvert de célébrer Notre-Dame et de craindre sa
perte, l’enrôlait au service de petites idées. Les racines de la France
sont grecques, romaines, celtes… C’est un philosophe arabe qui a
traduit Aristote, repris par Thomas d’Aquin. Mais on sait aussi qu’il y a
dans chaque village de France une église, arrogante ou humble, où des
générations sont passées de la naissance à la mort.
Oui, les églises de nos villages, ce blanc manteau qui
couvrit la France au XIe siècle, sont des œuvres de foi, celle proclamée
des papes et les pompes, comme celle des plus simples gens. L’esprit
souffle dans nos grandes cathédrales. On cite souvent la formule de Marx
« la religion est l’opium du peuple », mais on oublie tout aussi
souvent, ou on ne connaît pas, ce qui précède : « La religion est une
expression de la détresse humaine et une protestation contre cette même
détresse. Elle est l’âme d’un monde sans âme, l’esprit d’un monde sans
esprit. » Pensons à tous ceux qui, tailleurs de pierre, sculpteurs,
voyaient, dans leur travail et leur art, se bâtir ce qui leur semblait
une espérance en un autre monde. Un monde de paix où régnerait cette
justice qui, ici-bas, leur faisait défaut car elle leur était refusée
par les puissants.
Une œuvre du génie humain
Sur la façade de Notre-Dame, Adam et Ève, chacun d’un côté
à mi-hauteur, nous font face dans leur nudité. Ce que nous voyons,
c’est l’illustration sans doute du récit biblique, la commande de
l’église des maîtres, et c’est un homme et une femme, à notre image,
dans la fragilité de l’humaine condition. Pensons au sculpteur anonyme
qui va donner à Marie, comme l’ont fait aussi tant de peintres, des plus
grands, les traits de la femme aimée.
Quand pourra-t-on de nouveau entrer dans Notre-Dame ?
Jamais peut-être, pour beaucoup d’entre nous. Notre temps n’est pas
celui de la pierre et de la légende des siècles. Qu’est-ce qui fait
qu’athée de naissance, sans baptême, on se sentait dans cette immense
nef, en se retournant vers la merveilleuse rosace de la façade, habité
par une singulière sérénité et en même temps bouleversé par tant de
beauté, avant d’être terrassé par la puissance de ses grandes orgues.
Oui, on a bien sûr parlé de foi, mais partout dans Notre-Dame de Paris,
c’est le génie humain qui parlait et qui se tait maintenant, ravagé et
blessé.
Notre-Dame est désormais le cœur brûlé de Paris. Elle en
fut souvent le cœur enflammé. On pense à ses énormes cloches de bronze
sonnant à toute volée aux jours de la liberté retrouvée du mois d’août,
quand disparaissent les croix gammées de la haine. D’autres pensent,
penseront à tant de moments publics ou intimes. On montait en haut des
tours, amoureux, avec une amie en robe légère d’été et on se trouvait
aux côtés des gargouilles ricanant et monstrueuses. Tout Quasimodo a son Esméralda : "La cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais
encore l’univers, mais encore toute la nature. Il ne rêvait pas
d’autres espaliers que les vitraux toujours en fleurs, d’autre ombrage
que celui de ces feuillages de pierre qui s’épanouissent chargés
d’oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d’autres montagnes que
les tours colossales de l’église, d’autre océan que Paris qui bruissait à
leurs pieds."
L’inspiration des poètes et des peintres
On sait comment Victor Hugo a décrit ce peuple de
Notre-Dame et sa cour des Miracles, de gueux et de ribaudes, en réalité
pauvres femmes contraintes à la prostitution. Aragon, dans Aurélien, ce
roman désabusé hanté par l’inconnue de la Seine, a logé le jeune homme
dans l’île Saint-Louis, qui regarde la cathédrale « et, tout d’un coup,
tout s’éteignit, la ville devint épaisse, et dans la nuit battit comme
un cœur »… Péguy, Claudel, Nerval. On l’a tant peinte. Aujourd’hui, des
escrocs au petit pied en profitent qui proposent aux touristes des
fausses peintures fabriquées à la chaîne, en Chine ou ailleurs. Il y eut
Matisse, qui l’a représentée tant de fois, la ramenant parfois à une
silhouette fantomatique, tantôt géométrisant ses deux tours
reconnaissables entre toutes. Et tant de peintres amateurs, installés
sur les quais de Seine. Les Parisiens l’oublient parfois tant elle leur
est familière, et puis, de loin en loin, ils se plantent le nez au ciel,
repris d’un coup par la grâce de tant de beauté. On sait bien que c’est
un des monuments les plus visités au monde, quand bien même les
croyants peuvent encore y prier. Les voix de soprano, pour les messes du
dimanche soir, étaient des sources fraîches.
Plus de huit siècles depuis que la première pierre a été
posée, à l’initiative de Maurice de Sully, évêque de Paris, en 1163. Le
gros œuvre prendra cent ans. C’est une autre échelle du temps. On pense
bien sûr à Bossuet : « Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans
puisqu’un seul moment les efface. » Il aura juste fallu une petite
flamme, une étincelle pour enflammer toute cette incroyable charpente
que l’on appelait la forêt. Il pensait à la vie humaine, mais même les
cathédrales sont mortelles.
Il va falloir reconstruire. La mission aurait sans doute
été impossible si les deux tours s’étaient effondrées. On a reconstruit
après la guerre de 14-18 la cathédrale de Reims bombardée, on a
reconstruit des villes entières après les bombardements de la Seconde
Guerre mondiale. Combien de temps, combien d’argent ? On ne saurait le
dire. Une souscription nationale est lancée, et dès ce soir de feu,
c’était une évidence. On se sentait un peu gênés, hier matin, en
apprenant qu’aux 100 millions de Pinault répondaient, comme dans une
compétition 200 millions de Bernard Arnault, 200 millions des
Bettencourt. On a le sentiment dérangeant qu’il s’agit là de la
cathédrale des puissants. On aimera toujours la cathédrale qui
appartient à tous, athées ou croyants. Il y faudra des années mais elle
sera de nouveau belle et grande, Notre-Dame de Paris que nous aimons.