Hymne à Notre-Dame. Un article de Maurice Ulrich, rédacteur à L'Humanité

publié le 17 avr. 2019, 03:59 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 14 août 2019, 02:16 ]

le cœur blessé de Paris et de la France

Mercredi, 17 Avril, 2019

    Le terrible incendie a failli détruire le chef-d’œuvre de l’esprit et de l’histoire qu’est Notre-Dame. Après une immense vague d’émotion, sa reconstruction est l’affaire de toutes et tous, de ceux qui croient au ciel, comme ceux qui n’y croient pas.

    Avec ce brasier terrible que nous avons découvert à 20 heures lundi – on attendait autre chose –, on eut, avec un sentiment d’irréalité, de rêve éveillé, la sensation que c’est quelque chose de nous qui était en feu. Nous, c’est-à-dire chacun et chacune au plus profond de son histoire, nous, cette France des siècles et des bâtisseurs des poèmes de pierre. Nous, c’est-à-dire l’esprit humain qui trace son chemin depuis les âges obscurs, de la grotte de Lascaux à Picasso ou Matisse, des alignements de Carnac ou des statues de l’île de Pâques au Parthénon et aux pyramides…

La catastrophe totale redoutée, a été évitée dans la nuit

   Il nous fallut attendre longtemps pour savoir que la catastrophe totale, redoutée toute la soirée, était évitée. Les tours, vues du parvis, masquent pour partie le squelette calciné d’un grand cadavre. La flèche n’est plus. Il manque maintenant, oui, comme une âme qui s’élevait dans le ciel de Paris. L’émotion est sur tous les visages, dans tous les mots.

    Un peu navrés, on entendit sur nos chaînes des commentaires un peu trop empressés pour mettre au compte des prétendues racines chrétiennes de la France la sidération du pays, l’émotion dans le monde. Comme si la catastrophe n’en était pas une pour tous. Quelle étroitesse qui, sous le couvert de célébrer Notre-Dame et de craindre sa perte, l’enrôlait au service de petites idées. Les racines de la France sont grecques, romaines, celtes… C’est un philosophe arabe qui a traduit Aristote, repris par Thomas d’Aquin. Mais on sait aussi qu’il y a dans chaque village de France une église, arrogante ou humble, où des générations sont passées de la naissance à la mort.

    Oui, les églises de nos villages, ce blanc manteau qui couvrit la France au XIe siècle, sont des œuvres de foi, celle proclamée des papes et les pompes, comme celle des plus simples gens. L’esprit souffle dans nos grandes cathédrales. On cite souvent la formule de Marx « la religion est l’opium du peuple », mais on oublie tout aussi souvent, ou on ne connaît pas, ce qui précède : « La religion est une expression de la détresse humaine et une protestation contre cette même détresse. Elle est l’âme d’un monde sans âme, l’esprit d’un monde sans esprit. » Pensons à tous ceux qui, tailleurs de pierre, sculpteurs, voyaient, dans leur travail et leur art, se bâtir ce qui leur semblait une espérance en un autre monde. Un monde de paix où régnerait cette justice qui, ici-bas, leur faisait défaut car elle leur était refusée par les puissants.

Une œuvre du génie humain

    Sur la façade de Notre-Dame, Adam et Ève, chacun d’un côté à mi-hauteur, nous font face dans leur nudité. Ce que nous voyons, c’est l’illustration sans doute du récit biblique, la commande de l’église des maîtres, et c’est un homme et une femme, à notre image, dans la fragilité de l’humaine condition. Pensons au sculpteur anonyme qui va donner à Marie, comme l’ont fait aussi tant de peintres, des plus grands, les traits de la femme aimée.

    Quand pourra-t-on de nouveau entrer dans Notre-Dame ? Jamais peut-être, pour beaucoup d’entre nous. Notre temps n’est pas celui de la pierre et de la légende des siècles. Qu’est-ce qui fait qu’athée de naissance, sans baptême, on se sentait dans cette immense nef, en se retournant vers la merveilleuse rosace de la façade, habité par une singulière sérénité et en même temps bouleversé par tant de beauté, avant d’être terrassé par la puissance de ses grandes orgues. Oui, on a bien sûr parlé de foi, mais partout dans Notre-Dame de Paris, c’est le génie humain qui parlait et qui se tait maintenant, ravagé et blessé.

    Notre-Dame est désormais le cœur brûlé de Paris. Elle en fut souvent le cœur enflammé. On pense à ses énormes cloches de bronze sonnant à toute volée aux jours de la liberté retrouvée du mois d’août, quand disparaissent les croix gammées de la haine. D’autres pensent, penseront à tant de moments publics ou intimes. On montait en haut des tours, amoureux, avec une amie en robe légère d’été et on se trouvait aux côtés des gargouilles ricanant et monstrueuses. Tout Quasimodo a son Esméralda : "La cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais encore l’univers, mais encore toute la nature. Il ne rêvait pas d’autres espaliers que les vitraux toujours en fleurs, d’autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s’épanouissent chargés d’oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d’autres montagnes que les tours colossales de l’église, d’autre océan que Paris qui bruissait à leurs pieds."

L’inspiration des poètes et des peintres

    On sait comment Victor Hugo a décrit ce peuple de Notre-Dame et sa cour des Miracles, de gueux et de ribaudes, en réalité pauvres femmes contraintes à la prostitution. Aragon, dans Aurélien, ce roman désabusé hanté par l’inconnue de la Seine, a logé le jeune homme dans l’île Saint-Louis, qui regarde la cathédrale « et, tout d’un coup, tout s’éteignit, la ville devint épaisse, et dans la nuit battit comme un cœur »… Péguy, Claudel, Nerval. On l’a tant peinte. Aujourd’hui, des escrocs au petit pied en profitent qui proposent aux touristes des fausses peintures fabriquées à la chaîne, en Chine ou ailleurs. Il y eut Matisse, qui l’a représentée tant de fois, la ramenant parfois à une silhouette fantomatique, tantôt géométrisant ses deux tours reconnaissables entre toutes. Et tant de peintres amateurs, installés sur les quais de Seine. Les Parisiens l’oublient parfois tant elle leur est familière, et puis, de loin en loin, ils se plantent le nez au ciel, repris d’un coup par la grâce de tant de beauté. On sait bien que c’est un des monuments les plus visités au monde, quand bien même les croyants peuvent encore y prier. Les voix de soprano, pour les messes du dimanche soir, étaient des sources fraîches.

    Plus de huit siècles depuis que la première pierre a été posée, à l’initiative de Maurice de Sully, évêque de Paris, en 1163. Le gros œuvre prendra cent ans. C’est une autre échelle du temps. On pense bien sûr à Bossuet : « Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans puisqu’un seul moment les efface. » Il aura juste fallu une petite flamme, une étincelle pour enflammer toute cette incroyable charpente que l’on appelait la forêt. Il pensait à la vie humaine, mais même les cathédrales sont mortelles.

    Il va falloir reconstruire. La mission aurait sans doute été impossible si les deux tours s’étaient effondrées. On a reconstruit après la guerre de 14-18 la cathédrale de Reims bombardée, on a reconstruit des villes entières après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Combien de temps, combien d’argent ? On ne saurait le dire. Une souscription nationale est lancée, et dès ce soir de feu, c’était une évidence. On se sentait un peu gênés, hier matin, en apprenant qu’aux 100 millions de Pinault répondaient, comme dans une compétition 200 millions de Bernard Arnault, 200 millions des Bettencourt. On a le sentiment dérangeant qu’il s’agit là de la cathédrale des puissants. On aimera toujours la cathédrale qui appartient à tous, athées ou croyants. Il y faudra des années mais elle sera de nouveau belle et grande, Notre-Dame de Paris que nous aimons.

    Maurice Ulrich


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