Jean-Baptiste CLEMENT (1836-1903), soif de revanche, faim de futur

publié le 4 sept. 2011, 10:52 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 déc. 2014, 13:51 ]

Par Thomas Lemahieu[1]

« Quand on parle au peuple qui ne connaît pas très bien son Bescherelle[2], il faut se servir de mots connus », encourageait le plus célèbre chansonnier avant la Commune.

 

Sauf des mouchards et des gendarmes

On ne voit plus par les chemins

Que des vieillards tristes aux larmes

Des veuves et des orphelins.

Paris suinte la misère,

Les heureux même sont tremblants,

La mode est au conseil de guerre

Et les pavés sont tout sanglants.

 

    La nuit est tombée sur la Commune. Au quai de la Rapée, de la mansarde où il se terre entre le 29 mai et le 10 août 1871, Jean-Baptiste Clément n’en peut plus. Tous les soirs, ces arrestations, ces cris de femmes, d’enfants, la mitraille ordinaire, obscènes feux de la réaction qui fête sa victoire. Dans Paris, le vieux monde des versaillais arrache le cœur du nouveau. «J’en éprouvais plus de colère et de douleur que je n’en avais ressenties pendant les longs jours de la lutte», glisse-t-il plus tard. Pour le citoyen Clément qui en fera une chanson, la Semaine sanglante dure encore des mois, pas comme le Temps des cerises, si fugace à la fin mai, ce temps qu’il avait rimaillé déjà, en 1866 exactement, avec le succès qu’on connaît encore cent cinquante ans plus tard. C’est de ce temps-là qu’il garde au cœur, Jean-Baptiste, une plaie ouverte.


Oui mais…

Ça branle dans le manche.

Ces mauvais jours-là finiront.

Et gare à la revanche

Quand tous les pauvres s’y mettront !


    Toute sa vie, Clément aura cherché à hâter la fin de ces mauvais jours-là. Avant même la Commune, installé sur la butte Montmartre, le jeune homme prend le parti des sérénades rustiques et de la poésie bucolique, mais souvent, même dans ces «chansons du morceau de pain» comme il les désigne, c’est le refrain de la révolution qui survient. «Comme en Quatre-vingt-neuf/le peuple est au supplice/On n’a rien fait pour lui/Au nom de la justice/il est temps aujourd’hui/que les serfs des usines/de la terre et des mines/aient leur Quatre-vingt-neuf», gazouille-t-il, par exemple, au milieu des années 1860. Pour Jean-Baptiste Clément, les ritournelles sont comme de «vaillantes insurgées» qui doivent «aller réveiller les cœurs endormis de tant de femmes outragées et de tant d’hommes trop soumis».


        «Non seulement jusqu’ici le peuple n’a jamais travaillé pour lui, mais encore il a toujours chanté pour les autres, observera-t-il ensuite. Il est temps qu’il ait enfin ses chansons et qu’il ne chante plus que les siennes». Cette conception propagandiste, de plus en plus affirmée dans ses chansons comme dans ses articles pour les journaux, lui vaut, évidemment, les foudres des messieurs de la censure impériale. Les amendes et les condamnations pleuvent : le poète s’y soustrait, à plusieurs reprises, en s’exilant à Bruxelles, mais il finit par être arrêté en mars 1870, condamné à un an de prison au total pour «provocation à commettre des crimes» et écroué à Sainte-Pélagie.

Peu friand, dans ses écrits tout au long de sa vie, des controverses qui agitent le mouvement ouvrier naissant, guère porté sur l’économie politique – il raillera fréquemment les intellectuels, craignant que, avec leurs doctrines, ils ne deviennent de nouveaux «directeurs de conscience» –, Jean-Baptiste Clément, libéré en septembre 1870 et élu ensuite représentant de Montmartre au comité central de la Commune, s’occupera avant tout du ravitaillement, de la paie des fédérés, des opérations de police contre les espions versaillais. Il ira jusqu’au bout, jusqu’aux dernières cartouches tirées sur l’ultime barricade rue de la Fontaine-au-Roi, le 28 mai 1871, avec «le bataillon du désespoir» – selon sa terrible expression – qui avait «l’intention bien arrêtée d’aller finir en plein Paris».

Quelques années plus tard, après un long exil à Londres, puis l’amnistie en France, le chansonnier repart à la charge. «Il faut qu’au jour de la bataille sociale, on sache bien qu’on expose sa vie, non seulement pour faire triompher telle ou telle devise, mais surtout pour conquérir son droit à l’existence », écrit-il dans son brûlot mi-amer mi-piquant "la Revanche des communeux" (publié en 1886). « Il ne suffit pas – et juin 1848, et mai 1871 nous en ont donné la preuve – d’avoir le cerveau bourré d’excellents arguments, de projets et de solutions plus ou moins économiques ; il ne suffit même pas d’être armé jusqu’aux dents, d’avoir à sa disposition des arsenaux, des canons, des mitrailleuses et des munitions, si l’on manque du sens pratique de la révolution».

Pour Clément, tout le programme tient là. Pendant des années, mandaté par le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane, il ira donc dans les campagnes et surtout les usines, promener le drapeau de la Commune, convertir les prolétaires aux idées d’émancipation, allumer les étincelles de la révolution sociale. C’est dans le département des Ardennes que son action inlassable aura le plus marqué les esprits : entre 1885 et 1893, il participe aux grèves dans les grosses boutiques de la vallée de la Meuse et aide à la création des chambres syndicales chez les métallos et les ardoisiers. À cette époque, il édite une série de libelles intitulés "Questions sociales à la portée de tous". «N’étant pas un doctrinaire, et voulant surtout faire œuvre de propagandiste en restant à la portée de tous par une forme simple, humaine, persuasive, reposant sur des arguments sérieux et des preuves irréfutables, je fais appel aux citoyens dévoués, écrit-il, et je leur demande de m’aider à propager ces brochures parmi nos camarades de travail, à qui nous ne saurions trop répéter : qu’ils ne sont aux prises avec la misère que parce qu’ils sont victimes des injustices sociales, et qu’il ne tient qu’à eux de les faire disparaître».

En janvier 1903, un mois avant de disparaître, harassé par des décennies de privations, Jean-Baptiste Clément s’exprime une dernière fois dans la Petite République dirigée par Jaurès. «Si certaine circonstance ne me retenait à Paris, c’était mon rêve de terminer ma vie en m’allant de village en village, la canne à la main, sur le dos mon bissac bourré de brochures, faisant partout sur mon passage une causerie dans l’arrière-boutique d’un cabaret, dans un préau d’école, ou dans la salle d’une mairie, quand on me l’aurait accordée, et cela le soir, dans la journée, avec le premier coup de cloche annonçant les vêpres. […] Je n’aurais rien demandé au gouvernement, si ce n’est de ne pas être arrêté ni condamné comme vagabond».

 

Oui mais…

Ça branle dans le manche…

 



[1] Il s’agit ici de l’un des nombreux « portraits de communards » que l’Humanité a publié chaque jour de juillet et août de cette année. La collection sera vraisemblablement réunie en un fascicule que l’on pourra se procurer auprès du journal, à Saint-Denis.

[2] Louis-Nicolas Bescherelle est un lexicographe et grammairien français du XIXe siècle. Le « Bescherelle » est bien connu des enseignants et …enseignés. Ce mot de J.-B. Clément montre que l’ouvrage était déjà populaire en 1871.

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