Une certaine historiographie a longtemps lu dans la politique algérienne du PCF un anticolonialisme « usurpé ». Vous parlez, au contraire, d’une « résistance communiste »
à la barbarie coloniale. Quel rôle les communistes ont-ils joué dans
l’émergence, en France, d’une subjectivité politique anticolonialiste ?
Alain Ruscio Sur cette vaste et ancienne
problématique « communisme et anticolonialisme », bien des auteurs ont
jugé nécessaire de « choisir un camp » : majoritairement les « contre »,
de façon secondaire les « pour ». « Aux creux réquisitoires succédaient
autant de vaines réhabilitations », comme l’écrivait Marc Bloch à
propos de la vie de Robespierre. Je me suis inscrit, modestement, dans
cette lignée « blochienne ». On connaît l’expression :« L’Histoire
jugera. » Oui, mais pas l’historien. Ce qui ne m’empêche pas de
souligner, dans la première partie du livre, qui couvre la période
précédant la guerre d’indépendance, que la « force communiste » (je
préfère cette expression, car elle englobe des dirigeants et militants
du Parti, mais aussi ceux qui consacraient surtout leur activité aux
syndicats, aux mouvements de jeunesse, aux « organisations de masse »,
type Mouvement de la paix) a été à l’origine de la protestation
anticolonialiste en France et qu’elle a souvent été bien seule, hors
quelques intellectuels plus ou moins « compagnons de route ». C’est au
sein de cette « force communiste » qu’est née l’Union intercoloniale,
animée par le futur Hô Chi Minh, qu’est née et s’est renforcée l’Étoile
nord-africaine, première organisation regroupant des Maghrébins (presque
uniquement des Algériens) en métropole. Ce sont le PCF et la Jeunesse
communiste qui, les premiers, ont clamé le droit à l’indépendance des
peuples colonisés, qui ont mené les luttes (très minoritaires) contre la
guerre du Rif, l’usage de la guillotine en Indochine, l’indécente
Exposition coloniale de 1931.
Quels facteurs ont provoqué la retombée de l’élan anticolonialiste qui s’était exprimé pendant la guerre du Rif ?
Alain Ruscio L’une des erreurs, à mon sens, d’une
certaine historiographie critique à l’égard du PCF est d’avoir oublié ce
« détail » : il y a eu, en France, pendant quatre générations, un lobby
puissant, qui a accaparé tous les moyens d’information, qui a réussi à
engluer la grande majorité de la population française dans une idéologie
colonialiste et raciste. L’élan dont vous parlez a été le fruit d’un
effort exceptionnel de la « force communiste ». Mais il est fatalement
retombé lorsque les affrontements, aux colonies, étaient moins violents
et, il faut bien le dire, devant le fossé alors créé entre une
avant-garde combative et une masse de la population beaucoup moins
concernée. Ce fut d’ailleurs un phénomène permanent. Mais il faut dire
également que la ligne politique des communistes, sur la question, n’a
pas été sans détours ni renoncements. Quand on est solidement attaché
aux valeurs de la démocratie, on est enthousiaste en pensant au Front
populaire et à la Libération. Mais on est perplexe en constatant que les
hommes de la gauche gouvernementale de ces deux moments ont été des
« serviteurs loyaux du colonialisme », assortissant leurs discours de
vœux vagues sur une démocratisation du système. Et, dans ces deux
moments, les communistes ont renoncé au mot d’ordre d’indépendance des
colonies. Les militants et les électeurs du PCF ne pouvaient qu’en être
troublés. Pour ne rien dire de la rancœur, ouverte ou intériorisée, des
nationalistes des pays colonisés.
Ce livre s’ouvre sur un tableau de l’opinion française à
la veille du déclenchement de l’insurrection algérienne. Vous citez des
sondages témoignant de l’hégémonie du parti colonial, la définition que le Larousse donne du mot « Arabe » en 1953 : « Race batailleuse, superstitieuse et pillarde » .
Pourquoi les ouvriers n’échappent-ils pas à cette pensée colonialiste
dominante, alors même que l’influence communiste dans cette classe est à
son apogée ?
Alain Ruscio On en revient à l’affirmation
précédente : l’omniprésence de la propagande du lobby colonial. Pourquoi
la classe ouvrière aurait-elle été épargnée ? Si les cadres de la CGT
(hommage au passage à André Tollet, Marcel Dufriche, bien d’autres), si
les délégués syndicaux ne ménagèrent pas leurs efforts,
l’internationalisme et l’antiracisme ne furent jamais totalement
implantés dans la classe ouvrière. Je pense que les communistes ont été
quelque peu piégés par leur propre discours sur le « rôle historique de
la classe ouvrière » (Maurice Thorez), sans voir suffisamment qu’une
partie de la classe ouvrière était, elle aussi, gangrenée par le
racisme. D’une formule, je dirais que l’anticolonialisme a été une
greffe en état de rejet permanent. Il faut savoir regarder cette réalité
en face.
Lorsque est déclenchée l’insurrection, le 1er novembre 1954, l’Humanité dépêche
sur place l’une de ses journalistes, Marie Lambert. Dans un meeting au
Vél’d’Hiv, le 5, Duclos prononce le mot « indépendance ». Pourquoi le
communiqué officiel tardif du PCF est-il, lui, très ambigu ?
Alain Ruscio Merci de citer ces premiers
reportages, totalement oubliés par l’historiographie, de l’ancienne
députée communiste Marie Lambert (qui signait dans l’Humanité Marie
Perrot). Grâce à elle, le mot « guerre » a été imprimé par votre journal
dès le 3 novembre 1954. Vient, en effet, le 5 novembre, une réunion
visant à célébrer l’anniversaire de la révolution d’Octobre, comme il
était alors de rigueur. Jacques Duclos, après avoir salué les
réalisations de l’Union soviétique, prononcera trois fois le mot
« indépendance » . Et pourtant, vous avez raison, le mot n’apparaît plus
dans le texte officiel qui suit, le communiqué du bureau politique du 8
novembre. Ici, nous sommes confrontés à un manque d’archives, les
réunions du « BP » n’étant ni enregistrées, ni transcrites. Je risque
une hypothèse : une semaine après le déclenchement de l’insurrection,
les communistes étaient dans la totale ignorance de ses instigateurs.
Rappelons que le sigle « FLN » n’était apparu que le 1er novembre. Une
prise de distance est manifeste, marquée notamment par la crainte d’une
provocation. Au passage, je signale que les communistes algériens, eux,
ne partagèrent pas cette méfiance et tentèrent même de dissuader leurs
camarades français d’utiliser cet « argument ».
Comment expliquez-vous les relations compliquées et tourmentées entre nationalistes et communistes, français ou algériens ?
Alain Ruscio Les communistes français, tout en
affirmant (épisodiquement, et c’est bien là le drame) le droit à
l’indépendance de l’Algérie, avaient comme objectif suprême une
libération totale, l’instauration d’un régime nouveau. Les nationalistes
algériens considéraient qu’il ne fallait mener que le combat pour
l’indépendance, sans chercher à définir la nature d’une société
algérienne future. Alors que l’historiographie dominante dénonce les
limites du communisme français, j’ai essayé, dans mon livre, de
démontrer que les « torts du divorce » étaient partagés.
En 1956, tandis que de nombreux communistes algériens
rejoignent le maquis, le PCF vote les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet.
Vous évoquez la contestation et le malaise suscités au PCF par ce vote.
Peut-on parler de crise interne ?
Alain Ruscio Je consacre un long (et sévère)
développement à cette question des pouvoirs spéciaux. Ce vote est une
manifestation supplémentaire d’un mal du mouvement ouvrier – et donc
communiste – français, l’européocentrisme. Début 1956, à la suite d’une
victoire du Front républicain (socialistes et radicaux), votre journal
titra « Vive le nouveau Front populaire », manifestation de la croyance
que, vingt ans après, il y avait une possibilité de changer la société
française. C’était évidemment pure illusion, compte tenu de
l’orientation réelle du Parti socialiste. Le drame vint du fait que
cette croyance pouvait concerner également la guerre d’Algérie. Le PCF
est passé de « Vive le nouveau Front populaire… » à «… pouvant entraîner
la fin du conflit ». Or, s’il y avait quelques éléments positifs (une
prise de contact discrète d’émissaires gouvernementaux avec le FLN),
d’autres, bien plus massifs, auraient dû provoquer une prise de distance
avec le gouvernement Mollet : la honteuse capitulation du 6 février
(« journée des tomates ») et, surtout, l’affirmation qu’il fallait
renforcer les rangs de l’armée avant toute solution négociée – éternel
argument des bellicistes. Alors, oui, crise il y eut bien. D’abord au
sein du groupe parlementaire. Si aucun député communiste ne vota contre,
les débats, au sein du groupe, furent houleux. Comme dans les rangs
mêmes du Parti, et pas seulement chez les intellectuels. Je cite bien
des témoignages, émanant de cellules diverses. Sans compter un fait
significatif : le départ du Parti de nombreux Algériens communistes.
Vous consacrez de belles pages aux communistes algériens
d’origine européenne qui payèrent de leur vie leur engagement dans le
combat d’indépendance : Iveton, Maillot, Laban, Raymonde Peschard, etc.
Dans quelle mesure ces figures suscitèrent-elles la méfiance d’un Parti
faisant du « travail de masse » la priorité absolue ? Étaient-ils vus, au PCF, comme des « aventuriers » ?
Alain Ruscio Première affirmation : les militants
que vous évoquez s’étaient engagés au nom du PCA, non du PCF. Ils
avaient l’aval de leur Parti et c’était le plus important. Vues de
Paris, certaines de ces initiatives ont été incomprises, parfois
effectivement assimilées à des « aventures ». Mais ce n’est pas qu’il y
avait de « bons » communistes d’un côté (PCA) et des « apparatchiks »
obtus de l’autre (PCF). Non, chacun analysait la situation avec des
optiques différentes. Si reproche peut être fait au PCF, c’est de
n’avoir pas écouté l’argumentaire de leurs camarades algériens. D’où
l’absence dramatique de réaction lors de l’initiative de Fernand Iveton
et la protestation tardive avant son exécution. D’où également le
silence des premiers jours lorsque Henri Maillot s’empara d’un camion
d’armes. Mais je signale également que ce silence ne fut pas absolu.
Ainsi, l’Humanité publia, courageusement, la lettre de Maillot, les
députés communistes, à la Chambre, le défendirent, au milieu d’une
cascade de quolibets et d’injures.
En quoi l’affaire Audin et la publication du témoignage
d’Henri Alleg sur la torture marquent-elles un basculement, en interne
et dans l’opinion publique ?
Alain Ruscio Dans l’opinion publique, l’effet fut
foudroyant. Dès 1954, pourtant, la dénonciation de la torture et des
exécutions sommaires était omniprésente dans une partie de la presse :
l’Humanité, mais aussi l’Observateur et l’Express. Qui voulait savoir le
pouvait. Force est de constater que les victimes s’appelant Rachid ou
Ahmed, l’émotion n’était pas générale, c’est le moins que l’on puisse
dire. Avec ces deux affaires, Alleg et Audin, entrecroisées, on a
franchi un pas. La publication de la Question, en mars 1958, puis son
interdiction, les premières révélations sur la « disparition » de
Maurice Audin, ont projeté une ombre sinistre sur le conflit. Le livre
d’Henri Alleg eut pour la guerre d’Algérie la même conséquence que le
« J’accuse » de Zola pour l’affaire Dreyfus. Le parallèle est d’ailleurs
adéquat : car les intellectuels se mobilisèrent en masse, de Sartre à
Aragon, en passant par Pierre Vidal-Naquet et Roger Martin du Gard, à la
notable et triste exception d’Albert Camus. Un temps, la France entière
évoqua ces terribles expériences. L’occasion pour les militants de la
première heure de rappeler que la grande majorité des Algériens
« musulmans » connaissaient des drames similaires.