lire au préalable : « ils ont tué Jaurès »… Coup de tonnerre ! Ils ont assassiné le directeur de l’Humanité une
seconde fois ! Le jury décide l’acquittement : Raoul Villain échappe à
la condamnation. par Gilles Candar Historien, président de la société d’études jaurésiennes Le scandaleux verdict du 29 mars 1919 n’a jamais cessé de surprendre et scandaliser. L’Humanité du lendemain titre sobrement : « On attendait un verdict de justice. (…) Le jury a acquitté l’assassin de Jaurès ! ». Pourquoi ? Les réponses n’ont pas manqué, et, après Jean Rabaut, l’historienne Jacqueline Lalouette y est revenue dans son livre Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir (Perrin, 2014). Personne ne conteste que Raoul Villain a tué Jean Jaurès le 31 juillet 1914. Mais le jury souverain est libre d’acquitter s’il estime l’acte ou l’accusé excusable pour une raison ou une autre, sans avoir à motiver sa décision. Des précédents existent puisque M me Caillaux avait été acquittée en 1914 du meurtre du directeur du Figaro. La violente campagne de presse avait alors paru expliquer un geste passionné. Mais ici ? La signification politique et sociale du verdict semble claire. Anatole France le dit nettement : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous ; il est mort pour vous ! Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! » ( l’Humanité du 6 avril 1919). L’indignation et la colère ressenties sont telles qu’elles résonnent encore des décennies plus tard. On a souvent discuté des motivations de l’attitude du jury : nationalisme, conservatisme, crainte de mouvements sociaux, alors que la révolution en Russie inquiète, indifférence civique plus répandue qu’on l’imagine... Cela n’explique pas tout. La stratégie de la partie civile interroge aussi. La famille s’est entièrement reportée sur le Parti socialiste : attitude légitime puisque Jaurès a été assassiné en raison de son rôle politique. Professionnels du barreau, les avocats choisis sont surtout des politiques : Joseph Paul-Boncour, député rallié au Parti socialiste en raison de l’Union sacrée, Ducos de La Haille, membre de la direction, d’une sensibilité proche, et André Le Troquer, qui représente l’ancienne minorité, devenue depuis peu majoritaire. Leurs choix sont clairs. Ils veulent à la fois exalter le patriotisme républicain de Jaurès et affirmer l’unité du parti. De nombreux témoins, universitaires, personnalités, généraux et autres, sont convoqués pour dire tout le bien qu’ils pensaient de Jaurès. Même Marcel Cachin, qui suit la consigne, dépose... en relatant à quel point le roi Victor-Emmanuel III d’Italie, qu’il a rencontré, admire l’Armée nouvelle, la grande œuvre de Jaurès. Sans doute, mais est-ce le sujet ? Les socialistes n’avaient-ils pas envisagé avant la déclaration de guerre de lutter contre son déclenchement ? De prôner un mouvement international fortement contestataire, pour ne pas dire davantage, susceptible de l’empêcher ? Talent et sincérité de la partie civile ne sont pas en cause, mais trop de fine politique nuit parfois au droit... et au bon sens. Nouveaux et anciens majoritaires du parti en cours de rassemblement ont voulu échapper aux sujets qui fâchent : la guerre était-elle évitable ? Fallait-il agir ? De quelle manière ? Peut-être n’était-ce pas le lieu, mais alors pourquoi autant de célébrations de la pensée et de l’action de Jaurès ? Au lieu de centrer le débat sur l’assassinat, les avocats ont voulu glorifier la victime. Et le piège s’est refermé. Il n’était pas difficile aux avocats de la défense de faire valoir que l’accusé, au demeurant habile à jouer son rôle, faible, fragile, pouvait croire de bonne foi que les socialistes allaient s’opposer à la mobilisation. Après tant de morts, et près de cinq ans de prison pour l’accusé, le temps avait passé, il fallait tourner la page... À quelque chose, malheur est bon ? Les conséquences du scandale se révèlent diverses. D’une certaine manière, il contribue à la gloire de Jaurès, comme assassiné une deuxième fois. Surtout, l’émotion est telle que le mouvement ouvrier et la gauche dans son ensemble réagissent : motions, protestations, réunions. Une immense manifestation, de la place Victor-Hugo à la maison de Jaurès, réunit le 6 avril vingt à trente fois plus de monde qu’à ses obsèques, intervenues lors de la mobilisation. C’est depuis 1914 la première manifestation parisienne, grondeuse, vivante, internationaliste – une délégation chinoise est particulièrement applaudie – alors que le pays n’est pas encore sorti de l’état de siège et de la mobilisation. Cette fois, l’Union sacrée est vraiment terminée, avec la démission des socialistes commissaires du gouvernement, la fin de bien des illusions sur la concorde sociale possible dans la France de l’après-guerre. Quant à Villain, son sort ne fut pas trop réjouissant. Malgré divers secours idéologiques ou familiaux, il vivote sans trouver d’emploi stable, boycotté par ses collègues quand son identité est connue. Réfugié à Ibiza, il est tué en septembre 1936 par des antifranquistes dans des conditions demeurées obscures. Addendum : Le paiement des frais : En tant que partie civile déboutée, la famille aurait légalement dû acquitter les frais du procès, mais la mesure ne semble pas avoir été mise à exécution. L’Humanité acquit la maison dont les Jaurès étaient locataires pour que Mme Jaurès pût continuer à y vivre. En remerciement, celle-ci légua la bibliothèque de son mari (aujourd’hui au musée de l’Histoire vivante, à Montreuil) et un buste de mineur offert à Jaurès par les mineurs de Saint-Étienne, destiné à Marcel Cachin. Lorsqu’elle mourut, en 1931, la maison fut revendue et l’opération s’avéra très fructueuse pour l’Humanité, alors en difficulté.article paru dans l'Humanité du vendredi 29 mars 2019.
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