ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CLAUDE
LECOMTE en 2008, En 2008, dans un entretien avec l'Humanité
Dimanche, Henri Martin racontait son engagement, de maquisard FTP puis dans
l'armée contre l’Allemagne nazie avant de s'opposer à la « sale guerre » engagée
par la France pour garder ses colonies d’Indochine. 1948 : la guerre
en Indochine déclenchée en 1946 avec le bombardement de Haiphong s'enlise. Le
contingent français ne parvient pas à enrayer l'influence politique et militaire
des combattants indépendantistes vietnamiens dirigés par le communiste Hô Chi
Minh. De jeunes soldats français, anciens de la Résistance, s'opposent sur le
terrain à cette guerre coloniale de reconquête où l'armée multiplie les
exactions. Parmi eux Henri Martin. À 17 ans, il a rejoint les FTP, puis s'est
engagé dans l'armée d'abord contre l'Allemagne puis contre le Japon, qui occupe
la Cochinchine, avant d'être entraîné dans cette sale guerre qui finira en 1954.
Son opposition à la guerre le conduit devant les tribunaux militaires. Il
raconte. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais avaient envahi l'Asie du Sud-Ouest, notamment l'Indochine, alors colonie française. Ils n'avaient pas rencontré de grande résistance de la part des chefs militaires ralliés à Vichy. Mais ils s'étaient heurtés à la Ligue pour l'indépendance du Vietnam, dirigée par Hô Chi Minh. À la fin de la guerre, les occupants japonais se livrèrent à un massacre d'officiers et de civils français avant de céder la place à l'armée chinoise de Tchang Kaï-chek. Des accords furent passés entre le Vietminh et le représentant de la France libre, Jean Sainteny. Ils prévoyaient la formation d'un gouvernement indépendant avec son armée, ses finances, tout en s'inscrivant dans une union française. Mais, dans le même temps, le gouvernement du général de Gaulle nommait responsable civil et militaire de l'Indochine l'amiral Thierry d'Argenlieu, lequel mettait en place un plan de reconquête. HD. Henri Martin, vous sortiez de la Résistance, dans les rangs des FTP, et vous aviez signé un engagement pour la durée de la guerre. Ce qui vous a amené en Indochine, à bord d'un bateau de guerre. Vous avez vécu le début de la guerre. Vous étiez sur le croiseur « Chevreuil » quand ce bateau, avec les autres unités françaises présentes dans le port de Haiphong, a ouvert le feu sur la ville. Henri Martin. Nous accompagnions une force de débarquement qui fut prise à partie par les forces chinoises. Quelques salves du croiseur « Émile-Bertin » ont fait cesser le tir. Résistant,
communiste, anticolonialiste, Henri Martin a passé plus de trois ans en
prison pour son engagement contre la guerre d'Indochine, avant d'être
libéré puis gracié à l'issu d'une grande campagne pour sa libération.
Henri Martin est décédé dans la nuit du 16 au 17 février. Il était né en
1927 à Lunery, dans le Cher. Dessin de Picasso, publié en "une" de
l'Huma lors de son procès en 1950. On débarque alors, accueillis pacifiquement. Dans les mois qui suivent, les incidents se multiplient, particulièrement à Haiphong. L'accord signé avec Hô Chi Minh stipule que le Vietnam est indépendant dans le cadre de l'union française, qu'il a son gouvernement, son armée, sa police, sa douane... C'est là, sur les droits de douane, que les incidents sont les plus nombreux. C'est la ressource la plus importante du gouvernement vietnamien avec le port de Haiphong où transitent toutes les marchandises vers l'intérieur du pays et Hanoï, sa capitale. D'incidents en incidents d'Argenlieu décide de faire un exemple avant son départ. Il exige que, dans les 24 heures, les Vietnamiens se retirent à 20 kilomètres du port de Haiphong. Les Vietnamiens n'acceptent pas qu'on les chasse de leur port et restent sur leurs positions. À 10 heures du matin, le 6 mars 1946, les canons des troupes françaises à terre, des navires dans le port, de l'aviation ouvrent le feu. Haiphong est partagé entre des villes nettement séparées, française, chinoise et vietnamienne. C'est sur cette dernière, constituée essentiellement de paillotes, que porte le tir. Quelques minutes après le début du bombardement, on voit que ça flambe de partout. Nous sommes ancrés sur le fleuve Rouge et l'on voit les gens s'enfuir par la route de Hanoi, sur lesquels les canons tirent, prétextant qu'il s'agit de troupes vietnamiennes battant en retraite. Cette décision d'ouvrir le feu constitue un acte de guerre. Il marque le début de cette guerre d'Indochine qui va durer huit ans. HD. Nous revenons à cette année 1948. Dès le début de l'année, deux événements marquent l'actualité. Le représentant de la France en Indochine, Émile Bollaert, annonce, lors d'une conférence de presse le 30 janvier, qu'il n'y aura plus de négociations avec Hô Chi Minh. Il est vrai qu'il a trouvé un interlocuteur, Bao Dai, prêt à toutes les concessions pour retrouver son titre d'empereur auquel il avait renoncé pour devenir un « simple citoyen ». Au plan militaire, le 5 février, une embuscade sur la RC4 (route coloniale numéro 4), entre Lang Son et Cao Bang, fait trente morts et autant de blessés, les Vietnamiens se repliant en bon ordre, emmenant leurs morts et leurs blessés. Le corps expéditionnaire réclame des renforts, les engagés pour la durée de la guerre étant peu à peu rapatriés. Où étiez-vous vous-même en ce début d'année 1948 ? H. M. Après deux ans passés en Indochine, qui était le temps de séjour du corps expéditionnaire, j'étais rentré en France, affecté à l'arsenal de Toulon, à la section des essais de combustible. Nous faisions des essais très sérieux sur tous les combustibles achetés pour toute la marine. C'était un travail passionnant. Ce qui ne m'avait pas empêché de refaire une troisième demande de résiliation de mon contrat, demande toujours refusée. Je m'étais engagé cinq ans pour combattre l'Allemagne nazie et le Japon militariste, pas le peuple vietnamien. HD. Y avait-il beaucoup de demandes de résiliation ? H. M. La première année oui, sur le « Chevreuil », 80 % chez les mécaniciens et 50 % pour les matelots du pont. Tout le monde ne s'était pas engagé pour combattre les Japonais. La guerre était finie en Europe, elle touchait à sa fin en Asie, on croyait aller voir du pays. Il était même prévu que l'on aille à Tahiti. Pour moi, c'était clair, et j'avais exprimé mon indignation sur ce que l'on faisait au Vietnam, à combattre un peuple. Car Haiphong n'a pas été une exception. Avant même d'opérer au nord, des villages avaient été anéantis au sud. On nous chargeait d'empêcher le riz du sud de monter au nord où régnait une famine qui a fait beaucoup de victimes. Les avions mitraillaient ceux qui montaient vers le nord avec des chargements de riz et coulaient les embarcations avec leur équipage. Ma motivation était claire : je ne voulais pas faire cette guerre-là ! HD. Quel était l'état d'esprit dans un corps expéditionnaire où il y avait encore beaucoup de gens qui venaient de la Résistance ? H. M. Je ne peux parler que de ce que j'ai entendu sur mon bateau, où nous étions trois anciens FTP, de tendance communiste. Autrement, c'étaient des anciens de la marine sabordée à Toulon en novembre 1942 et qui reprenaient du service, des jeunes engagés venus de Bretagne et de Vendée, des pêcheurs avec la tradition du service dans la « royale » mais qui n'avaient pas des opinions politiques très définies. HD. À ce troisième refus de résiliation, comment vous vient alors l'idée qu'il faut agir autrement ? H. M. On avait, aux lendemains de la guerre, l'autorisation de recevoir dans l'arsenal les journaux communistes. À Toulon, c'était « le Petit Varois ». Il nous donnait des informations sur la situation en Indochine. Il me permettait d'engager des discussions à partir de ces informations. En juillet 1949, un décret a interdit l'entrée de journaux communistes dans les établissements militaires. C'est à ce moment-là que je réfléchis à la possibilité de donner un autre son de cloche que la propagande officielle et les autres journaux, qui étaient pour la poursuite de la guerre. Tout naturellement je pense à ce que je faisais pendant la guerre en diffusant des tracts interdits. J'avais déjà pris contact avec la fédération et la section de Toulon du Parti communiste français. Je décidais alors de rédiger moi-même des tracts en partant des discussions, en tenant compte de l'état d'esprit des marins. Dans mon poste de mécanicien on discutait beaucoup et sans hostilité envers le peuple vietnamien, bien que la plupart soient des engagés. Sur les bateaux, il y avait des appelés qui faisaient leur service légal, et parmi eux j'ai rencontré des jeunes communistes. Avec eux, nous avons constitué un petit groupe de discussions. À mesure que la guerre se prolongeait, que les forces vietnamiennes se renforçaient, la menace d'un envoi en Indochine se précisait d'abord pour les engagés mais aussi pour le contingent. Dans les tracts, on rappelait que nous étions des citoyens comme les autres, et en tant que citoyens nous nous prononcions pour des négociations mettant fin à cette guerre. HD. Vous aviez des informations sur ce qui se passait réellement en Indochine ? H. M. Oui, car il y avait régulièrement des bateaux qui revenaient et sur lesquels on connaissait des marins. On se retrouvait dans les bistrots du port et on y commentait les nouvelles. HD. Comment de cette distribution de tracts, on en est venu à l'affaire Henri Martin. H. M. J'en étais arrivé à connaître une soixantaine de marins. Quand on avait fini de discuter, que l'on avait collectivement apprécié les arguments à soutenir, ça ne se bousculait pas pour écrire, et c'est moi qui rédigeais le tract, qui le portais à la section pour qu'il soit tiré... J'étais en fait le porte-parole des marins qui étaient contre cette guerre. On se répartissait la diffusion mais c'est moi qui portais les tracts sur les bateaux, nous étions en tenue d'été, en chemise blanche, il fallait planquer le paquet de 50 tracts sous la chemise en rentrant bien l'estomac. Ça va durer jusqu'à mon arrestation, le 14 mars 1950. La gendarmerie militaire avait récupéré des exemplaires des tracts et établi une liste des bateaux où ils avaient été trouvés. Ils ont alors mis en place une provocation en faisant venir à l'atelier des combustibles de l'arsenal un marin alsacien qui s'était engagé volontairement pendant la guerre dans les sous-marins allemands. Ce qui lui interdisait normalement d'entrer dans la marine de guerre française. Mais il fallait monter une opération allant plus loin que la recherche des fabricants de tracts, une provocation mettant en cause le Parti communiste français, accusé de sabotage, permettant de le mettre hors la loi. Ce Liebert va rechercher ma compagnie et se dire en accord avec moi. Je ne me suis pas méfié d'autant qu'il venait de subir une peine de prison maritime pour s'être disputé avec un ingénieur. On s'est senti solidaires. Un jour, il m'a annoncé qu'il avait un copain sur le « Dixmude » qui serait d'accord pour diffuser les tracts, qui voulait me rencontrer. J'apprends ensuite qu'il vient de faire une tentative de sabotage en versant une poignée de poudre d'émeri sur le porte-hélices. Ça ne pouvait même pas faire un échauffement, c'était plus un geste de colère qu'une véritable tentative de sabotage. Les autorités maritimes décident alors de m'arrêter en flagrant délit de distribution de tracts mais je n'y participe pas, voulant amener mes camarades à diffuser tous seuls. Appréhendés, ils donnent mon nom comme responsable du groupe et je suis arrêté le lendemain. Mais plus que la guerre d'Indochine et même la distribution de tracts, ce qui les intéressait était de connaître la position du Parti communiste en cas de guerre avec l'Union soviétique. Le juge d'instruction m'inculpe une première fois de tentative de démoralisation de l'armée et distribution de tracts, puis il revient le lendemain et m'accuse de sabotage. Mon avocat n'étant pas arrivé, il commence l'interrogatoire sur le sabotage. À ce moment, entre Me Paul Vienney qui s'indigne : « Vous interrogez mon client en dehors de ma présence ! » Charles Heimburger, le marin manipulé par Liebert, est revenu courageusement sur des accusations qui lui avaient été dictées, disant qu'il ne voulait pas qu'un innocent soit condamné à sa place. Le tribunal maritime de Toulon devait finalement reconnaître mon innocence sur cette accusation. L'opération anticommuniste avait échoué. Il ne restait au tribunal qu'à me condamner pour démoralisation de l'armée, cela valait 5 ans de réclusion Ce procès cassé pour vice de forme, un second se tint à Brest, confirmant l'acquittement pour le sabotage. HD. Comment l'affaire Henri Martin est-elle devenue nationale ? H. M. La disproportion entre la distribution de tracts et une peine de 5 ans de réclusion a éclaté aux yeux de gens qui ne partageaient pas mes opinions sur la guerre mais qui trouvaient scandaleuse la décision du tribunal, confirmée par le jugement de Brest. Il y eut la campagne des communistes comme celle menée par Hélène Parmelin, dans « l'Humanité », celle des syndicalistes avec Madeleine Riffaud, dans « la Vie ouvrière », et celle de Jean-Paul Sartre recrutant autour de lui de nouveaux participants... J'ai bénéficié de la libération pour bonne conduite sans avoir rien demandé. Je suis donc sorti de prison en août 1953. HD. Quelle a été l'influence de l'affaire Henri Martin dans la lutte contre la guerre d'Indochine ? H. M. Un coup de fouet à la bataille pour la paix. Mon affaire n'a jamais été séparée de cette revendication de paix. Les deux choses étaient intimement liées. La guerre a duré encore un an. Ils n'y ont gagné que de faire tuer davantage de soldats français et vietnamiens, pour finir par la capitulation de Diên Biên Phu. Malheureusement cette fin de guerre allait créer les conditions d'une intervention américaine pour soutenir un régime corrompu au sud. Les accords de Genève étaient un engagement d'honneur pris par la France de réaliser une consultation sur l'ensemble du pays en vue de la réunification du Nord et du Sud. Celle-ci n'a pas eu lieu. Il y a eu de nouveau une guerre, américaine cette fois, qui a coûté 3 millions de victimes et qui tue encore aujourd'hui par les effets de l'agent orange. |