Il
est minuit, ce 29 mars 1947, lorsque plusieurs centaines d’insurgés,
colonne de paysans pauvres, armés de vieux fusils, s’attaquent au camp
militaire de Moramanga, à l’est de l’île. C’est le signal d’une
insurrection qui va embraser, pendant près de deux ans, la colonie
française de Madagascar, au large des côtes africaines de l’océan
Indien. La création, quelques mois plus tôt, d’une assemblée élue, aux
pouvoirs limités, n’a pas suffi à éteindre la flamme nationaliste qui
s’est allumée sur l’Île rouge, vaste comme la France et la Belgique,
longtemps théâtre de la rivalité franco-britannique avant d’être placée,
en 1896, sous la tutelle coloniale française. Le retour des tirailleurs
malgaches enrôlés en métropole durant la Seconde Guerre mondiale, les
conditions de vie misérables des populations indigènes et l’activisme de
mouvements nationalistes et de sociétés secrètes attisent l’aspiration
indépendantiste et précipitent le déclenchement de l’insurrection.
La répression est sanglante. Elle fait des dizaines de
milliers de victimes jusqu’en 1958. Les autorités françaises envoient
d’abord à Madagascar un corps expéditionnaire de 18 000 militaires. Très
vite, les effectifs atteignent 30 000 hommes. L’armée française se
montre impitoyable : exécutions sommaires, tortures, regroupements
forcés, incendies de villages. La France expérimente une nouvelle
technique de guerre « psychologique » : des suspects sont jetés,
vivants, depuis des avions afin de terroriser les villageois dans les
régions d’opération.
insurgés appartenant au Mouvement démocratique de la Rénovation malgache (MDRM) dans la région de Tamatave en septembre 1947. ImagesForum/AFP.
Pillage et spéculation
Soixante ans plus tôt, une première guerre franco-malgache
entre 1883 et 1885 s’était soldée par une défaite française. Mais un
traité inique obligea le gouvernement malgache de l’époque à emprunter
auprès du Comptoir national d’escompte de Paris pour payer une indemnité
de guerre de 10 millions de francs. Ce traité retirait à Madagascar le
monopole du commerce et lui imposait de distribuer de vastes concessions
à des étrangers. Une seconde guerre franco-malgache permit aux troupes
françaises d’entrer à Antananarivo, la capitale, le 27 novembre 1895. Le
28 septembre 1896, le gouverneur général Gallieni condamna à l’exil la
reine Ranavalona III et son premier ministre, avant de s’atteler à la
« pacification » de l’île. Il décida le maintien de l’esclavage, la
fermeture de toutes les écoles existantes, l’obligation pour les
indigènes de parler le français…
Avec l’emprise coloniale française, le pillage et la
spéculation tiennent lieu de politique. « Sans condition de mise en
valeur », d’énormes concessions minières et forestières, dans le style
des grandes compagnies congolaises, sont accordées à de grosses
sociétés. Une partie des terres est attribuée aux chefferies locales
pour les récompenser de leur loyalisme, la population malgache, elle,
est cantonnée dans des réserves indigènes. Le fait colonial, c’est aussi
la réquisition de la force de travail, l’impôt pour obliger les paysans
à se salarier (notamment dans les concessions coloniales) au détriment
de l’agriculture vivrière (d’où des hausses de prix excessives et la
pénurie, notamment de riz), la formation des travailleurs suivant les
demandes des colons et le travail forcé pour les infrastructures
nécessaires au développement du capital marchand.
"Pacification" et résistances
La "pacification" se prolonge durant plus de quinze ans,
en réponse aux guérillas rurales éclatées en plusieurs foyers, sur les
hautes terres et dans les régions périphériques. Au total, la répression
de cette résistance à la conquête coloniale fait entre 100 000 et
700 000 victimes malgaches, selon les sources (1). En 1915, après la
défaite des guérillas rurales, entre en scène le VVS (Vy, Vato,
Sakelika-Fer, Pierre, Section) sous l’impulsion du pasteur Ravelojaona
et des docteurs Joseph Raseta et Joseph Ravoahangy, avec le soutien des
Français François Vittori et Paul Dussac. Cette société secrète
d’intellectuels subit aussitôt une violente répression. L’instituteur et
syndicaliste Jean Ralaimongo (ami dans l’armée, lors de la guerre de
1914-1918, de Nguyen Ái Quoc, le futur Hô Chi Minh) engage une campagne
pour la libération des emprisonnés VVS et contre la spoliation des
paysans privés de leurs terres. Il crée, sur l’île, une déclinaison de
la Ligue française pour l’accession des indigènes de Madagascar aux
droits de citoyens français fondée, en métropole, par Anatole France et
Charles Gide. Le 19 mai 1929, à Antananarivo, se tient la première
manifestation pour l’« accession de tous à la citoyenneté française ».
Le mot d’ordre d’« Indépendance » y surgit pour la première fois.
Ralaimongo, Ravoahangy, Raseta et Dussac sont condamnés à des peines de
prison ou d’exil. De cette dynamique de lutte, et dans la foulée du
Front populaire, naîtra (dans la clandestinité) le syndicalisme
malgache. Créé dans ce même élan, le Parti communiste de la région de
Madagascar – section française de l’Internationale communiste – se
« saborde » deux ans après sa constitution. Mais dès 1939, toutes les
organisations sont dissoutes par l’administration de la colonie, qui
opte pour le régime de Vichy. Le 12 décembre 1943, à la libération de
l’île, l’Union des syndicats CGT de Madagascar se reconstitue sur des
bases unitaires avec comme secrétaires généraux Joseph Ravoahangy et
Pierre Boiteau. En 1947, l’Union compte quatre unions locales, sept
sections fédérales, 89 syndicats et 14 000 adhérents à jour de leur
cotisation.
L’insurrection de 1947 et ses résonances
Dès sa fondation, en 1946, le Mouvement démocratique de la
rénovation malgache (MDRM) s’impose comme le principal parti politique
indigène, avec une base de 300 000 membres dépassant les clivages
ethniques et sociaux. En janvier 1947, le MDRM, tenant de
« l’indépendance dans l’Union française », triomphe aux élections
générales et fait élire trois députés à l’Assemblée nationale française.
Le 29 mars 1947, l’insurrection éclate et gagne rapidement un tiers de
l’île. Débordé par sa Jeunesse nationaliste, le MDRM clame son
innocence, il est quand même dissout. À Paris, le parti colonialiste met
violemment en cause les communistes, accusés d’avoir fomenté et financé
la rébellion malgache. Les insurgés défient l’ordre colonial pendant
vingt et un mois. La répression, sanglante, affecte durablement la
société malgache et le mouvement nationaliste. Les chefs militaires de
l’insurrection sont traduits devant des cours militaires françaises. Des
dizaines d’entre eux sont exécutés. Du 22 juillet au 4 octobre 1948,
les parlementaires et les dirigeants du MDRM sont jugés à leur tour. La
Cour criminelle prononce six sentences de mort, dont celles de
Ravoahangy et Raseta. Les condamnés sont finalement graciés. Mais
jusqu’en 1958, des paysans cachés dans les forêts en ressortent
exténués, affamés. C’est un désastre humanitaire.
En visite d’État à Madagascar en 2005 pour célébrer
l’« amitié franco-malgache », le président Jacques Chirac a qualifié
d’« inacceptable » la sauvage répression du soulèvement de 1947. À sa
suite, en marge du sommet de la francophonie à Antananarivo, en novembre
2016, François Hollande a rendu « hommage à toutes les victimes de ces
événements ». Subterfuges diplomatiques ? À quand donc la reconnaissance
de ce crime colonial inhérent à la logique d’oppression et
d’exploitation de tout un peuple ? À Madagascar, le pouvoir néocolonial
malgache de la Ire République n’a commémoré « 1947 » que du bout des
lèvres, pour faire oublier l’insurrection. De son côté, le pouvoir
« révolutionnariste » de la IIe République, qui s’est dévoyé dans
l’autoritarisme et la corruption, a instrumentalisé « 1947 » pour se
construire une légitimité. En fait, depuis l’entrée en crise de la
Ire République à la fin des années 1960, Madagascar vit une
réorganisation tendancielle du procès néocolonial : les régimes qui se
sont succédé ont commémoré ou pas, instrumentalisé ou pas « 1947 » avec,
toujours, en arrière-plan, les jeux de pouvoirs et la soumission aux
puissances anciennes ou émergentes de ce monde. Sur l’île, « 1947 »
reste pourtant un traumatisme inscrit dans la mémoire collective. Les
Malgaches aspirent aujourd’hui à commémorer ces événements avec dignité,
à s’approprier leur histoire, celle d’une résistance à l’oppression
coloniale.
Jean-Claude Rabeherifara et Rosa Moussaoui
(1) Pierre Boiteau, Contribution à l’histoire de
la nation malgache, Éditions le Temps des cerises. Jacques Tronchon,
l’Insurrection malgache de 1947, Karthala, 1986. Afaspa, Madagascar
1947. La tragédie oubliée, actes du Colloque international des 9, 10 et
11 octobre 1997 à l’université Paris VII Saint-Denis, Éditions le Temps
des cerises, 1998.