1945 : l'ordonnance relative à la justice des mineurs

publié le 13 févr. 2019, 08:16 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 6 août 2019, 05:25 ]

    Cette ordonnance est très célèbre dans les milieux de la justice pour enfants. Par bien des aspects elle symbolise l'état d'esprit des Français à la Libération, l'optimisme dans l'homme que partageaient (presque) tous les habitants de notre pays. Cet article mêle l’histoire et la politique actuelle car cette ordonnance, on va le lire, est souvent attaquée.
Voici encore un bel exemple d'un article paru dans le journal L'Humanité, journal menacé de disparition.

Justice. Du primat de l’éducatif aux bagnes d’enfants ?

Mercredi, 13 Février, 2019

    Le gouvernement veut réformer à la hussarde l’ordonnance de 1945, socle fondateur souvent pointé par la droite, qui régit la justice des mineurs depuis plus de soixante-dix ans.

    Pour ses défenseurs comme ses détracteurs, elle fait figure de totem. Une référence qu’il faudrait réhabiliter, estiment les premiers ; finir d’enterrer, conjurent les seconds. L’ordonnance du 2 février 1945 « relative à l’enfance délinquante », prise par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, régit la justice des mineurs en France depuis 74 ans. Un texte qui, à chaque fait divers impliquant un jeune, est questionné, mis en cause, promis à une énième « refonte » (39 depuis 1945). Sans qu’on se demande si ce sont ses principes ou son application qui font défaut.

    En octobre 2018, cela n’a pas loupé : la vidéo d’une enseignante braquée par un élève avec une arme factice, à Créteil (Val-de-Marne), a suscité un émoi légitime. Et une réaction de la garde des Sceaux, qui l’était moins : « Tout a très bien fonctionné dans cette affaire : le jeune a été rapidement mis en examen (…) et les mesures qui s’imposaient ont été prises », a assuré en substance Nicole Belloubet, avant d’indiquer… qu’elle proposerait « une réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 ». ­Comprenne qui pourra. Pis, cette promesse étrange a pris la forme, le 21 novembre, d’un amendement – de dernière minute – au projet de loi justice, de retour ce mercredi au Sénat, autorisant le gouvernement à modifier le texte « par ordonnance ». C’est-à-dire en interdisant tout débat parlementaire. Un « coup de force », dénoncé par l’opposition et les professionnels du secteur, qui s’inscrit dans la lignée des évolutions imposées depuis trente ans à la justice des mineurs, tendant à faire passer la priorité éducative au second plan.

    

Cette priorité, justement, comment est-elle proclamée par l’ordonnance de 1945 ? « La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains », pose l’exposé des motifs, rédigé en grande partie par l’avocate et résistante Hélène Campinchi. « Désormais, tous les mineurs jusqu’à l’âge de 18 ans auxquels est imputée une infraction à la loi pénale ne seront déférés qu’aux juridictions pour enfants. Ils ne pourront faire l’objet que de mesures de protection, d’éducation ou de réforme, en vertu d’un régime d’irresponsabilité pénale qui n’est susceptible de dérogation qu’à titre exceptionnel et par décision motivée », indique aussi ce préambule, héritier de la mobilisation contre les bagnes d’enfants, dans les années 1930.(<= ci-contre une manifestation lors du Front Populaire).

La volonté de protéger irrigue le Conseil national de la Résistance

    Responsable du centre d’exposition « Enfants en justice » et coauteur de Mauvaise Graine. Deux siècles d’histoire de la justice des enfants (Textuel, 2017), Véronique ­Blanchard replace l’ordonnance dans son contexte : « S’il y a une explosion de la délinquance juvénile dans les années 1942, 1943 et 1944, elle s’explique par le désordre ambiant (Occupation, abandon des jeunes, marché noir, disponibilité des armes). Mais cette explosion passe presque inaperçue, tant la société est habituée à la violence. D’une certaine façon, les adultes se sentent coupables d’avoir infligé la guerre à cette jeunesse. » D’où cette volonté de protéger avant tout, qui irrigue le Programme du Conseil national de la Résistance.

    Pourtant, rappelle l’historien Jean-Jacques Yvorel, chercheur associé au Centre de ­recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), « on oublie qu’il y a deux textes dans cette ordonnance de 1945 : l’exposé des motifs, humaniste et plein de bonnes intentions ; et les 44 articles qui le suivent, qui constituent, eux, l’un des arsenaux les plus répressifs d’Europe occidentale ». Des articles dont beaucoup ­reprennent les formulations d’une loi de juillet 1942 prise par le gouvernement de Vichy. « L’ordonnance de 1945 a une mère, la loi de 1912 (qui crée les premiers tribunaux pour enfants – NDLR), et deux pères, Pétain et de Gaulle », résume, un brin provoquant, l’ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, Jean-Pierre Rosenczveig. De fait, un mineur de 13 ans peut être envoyé en prison pendant vingt ans, et un jeune entre 16 et 18 ans condamné comme un adulte, peine de mort comprise.

    Pourtant, c’est bien l’ambition humaniste de 1945 qui s’est peu à peu imposée pendant les Trente Glorieuses, aboutissant à la fermeture des grandes institutions dans les années 1970, comme le bagne de Belle-Île (1977). « C’est le fait des acteurs de cette justice (administration de l’éducation surveillée, éducateurs, juges), qui ont pris au sérieux ce texte », explique Jean-Jacques Yvorel. Pendant cette période, chaque modification de l’ordonnance visait plutôt à réaffirmer le primat de l’éducatif sur le répressif. « Mais après, avec la crise et la peur de l’avenir, le jeune a été réinstallé en figure du danger, rappelle Véronique Blanchard. La demande sociale comme le discours politique ont tendu vers plus de sévérité. » La loi Perben I, de 2002, a concrétisé ce tournant répressif en créant les centres éducatifs fermés (CEF) et les établissements pénitentiaires pour mineurs. « Si on met de côté ces trente ans d’ouverture, l’histoire de la justice des mineurs est d’abord celle d’un grand enfermement », résume Véronique Blanchard. En mai 2018, 893 adolescents de 13 à 18 ans étaient incarcérés en France, un record.

    Et cela n’est pas près de s’arrêter. Dans le projet de loi justice, outre la réforme par ordonnances, la seule mesure concernant les mineurs est la création de vingt nouveaux CEF. « La priorité ne devrait pas être de changer la loi, mais de répondre aux difficultés sociales des familles, plaide Jean-Pierre Rosenczveig. Or, dans ce secteur, tous les voyants sont au rouge. » Santé scolaire, psychiatrie infantile, PMI… le magistrat ne manque pas d’exemples. « Dans dix-sept départements de France, il n’y a plus aucune prévention spécialisée, ajoute-t-il, alors que c’était présenté comme une priorité au lendemain des attentats de 2015… »

Alexandre Fache
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