Pour
ses défenseurs comme ses détracteurs, elle fait figure de totem. Une
référence qu’il faudrait réhabiliter, estiment les premiers ; finir
d’enterrer, conjurent les seconds. L’ordonnance du 2 février 1945
« relative à l’enfance délinquante », prise par le gouvernement
provisoire du général de Gaulle, régit la justice des mineurs en France
depuis 74 ans. Un texte qui, à chaque fait divers impliquant un jeune,
est questionné, mis en cause, promis à une énième « refonte » (39 depuis
1945). Sans qu’on se demande si ce sont ses principes ou son
application qui font défaut.
En octobre 2018, cela n’a pas loupé : la vidéo d’une
enseignante braquée par un élève avec une arme factice, à Créteil
(Val-de-Marne), a suscité un émoi légitime. Et une réaction de la garde
des Sceaux, qui l’était moins : « Tout a très bien fonctionné dans cette
affaire : le jeune a été rapidement mis en examen (…) et les mesures
qui s’imposaient ont été prises », a assuré en substance Nicole
Belloubet, avant d’indiquer… qu’elle proposerait « une réforme de
l’ordonnance du 2 février 1945 ». Comprenne qui pourra. Pis, cette
promesse étrange a pris la forme, le 21 novembre, d’un amendement – de
dernière minute – au projet de loi justice, de retour ce mercredi au
Sénat, autorisant le gouvernement à modifier le texte « par
ordonnance ». C’est-à-dire en interdisant tout débat parlementaire. Un
« coup de force », dénoncé par l’opposition et les professionnels du
secteur, qui s’inscrit dans la lignée des évolutions imposées depuis
trente ans à la justice des mineurs, tendant à faire passer la priorité
éducative au second plan.
Cette priorité, justement, comment est-elle proclamée par
l’ordonnance de 1945 ? « La France n’est pas assez riche d’enfants pour
qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres
sains », pose l’exposé des motifs, rédigé en grande partie par l’avocate
et résistante Hélène Campinchi. «
Désormais, tous les mineurs jusqu’à
l’âge de 18 ans auxquels est imputée une infraction à la loi pénale ne
seront déférés qu’aux juridictions pour enfants. Ils ne pourront faire
l’objet que de mesures de protection, d’éducation ou de réforme, en
vertu d’un régime d’irresponsabilité pénale qui n’est susceptible de
dérogation qu’à titre exceptionnel et par décision motivée », indique
aussi ce préambule, héritier de la mobilisation contre les bagnes
d’enfants, dans les années 1930.(<= ci-contre une manifestation lors du Front Populaire).
La volonté de protéger irrigue le Conseil national de la Résistance
Responsable du centre d’exposition « Enfants en justice »
et coauteur de Mauvaise Graine. Deux siècles d’histoire de la justice
des enfants (Textuel, 2017), Véronique Blanchard replace l’ordonnance
dans son contexte : « S’il y a une explosion de la délinquance juvénile
dans les années 1942, 1943 et 1944, elle s’explique par le désordre
ambiant (Occupation, abandon des jeunes, marché noir, disponibilité des
armes). Mais cette explosion passe presque inaperçue, tant la société
est habituée à la violence. D’une certaine façon, les adultes se sentent
coupables d’avoir infligé la guerre à cette jeunesse. » D’où cette
volonté de protéger avant tout, qui irrigue le Programme du Conseil
national de la Résistance.
Pourtant, rappelle l’historien Jean-Jacques Yvorel,
chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et
les institutions pénales (Cesdip), « on oublie qu’il y a deux textes
dans cette ordonnance de 1945 : l’exposé des motifs, humaniste et plein
de bonnes intentions ; et les 44 articles qui le suivent, qui
constituent, eux, l’un des arsenaux les plus répressifs d’Europe
occidentale ». Des articles dont beaucoup reprennent les formulations
d’une loi de juillet 1942 prise par le gouvernement de Vichy.
« L’ordonnance de 1945 a une mère, la loi de 1912 (qui crée les premiers
tribunaux pour enfants – NDLR), et deux pères, Pétain et de Gaulle »,
résume, un brin provoquant, l’ancien président du tribunal pour enfants
de Bobigny, Jean-Pierre Rosenczveig. De fait, un mineur de 13 ans peut
être envoyé en prison pendant vingt ans, et un jeune entre 16 et 18 ans
condamné comme un adulte, peine de mort comprise.
Pourtant, c’est bien l’ambition humaniste de 1945 qui
s’est peu à peu imposée pendant les Trente Glorieuses, aboutissant à la
fermeture des grandes institutions dans les années 1970, comme le bagne
de Belle-Île (1977). « C’est le fait des acteurs de cette justice
(administration de l’éducation surveillée, éducateurs, juges), qui ont
pris au sérieux ce texte », explique Jean-Jacques Yvorel. Pendant cette
période, chaque modification de l’ordonnance visait plutôt à réaffirmer
le primat de l’éducatif sur le répressif. « Mais après, avec la crise et
la peur de l’avenir, le jeune a été réinstallé en figure du danger,
rappelle Véronique Blanchard. La demande sociale comme le discours
politique ont tendu vers plus de sévérité. » La loi Perben I, de 2002, a
concrétisé ce tournant répressif en créant les centres éducatifs fermés
(CEF) et les établissements pénitentiaires pour mineurs. « Si on met de
côté ces trente ans d’ouverture, l’histoire de la justice des mineurs
est d’abord celle d’un grand enfermement », résume Véronique Blanchard.
En mai 2018, 893 adolescents de 13 à 18 ans étaient incarcérés en
France, un record.
Et cela n’est pas près de s’arrêter. Dans le projet de loi
justice, outre la réforme par ordonnances, la seule mesure concernant
les mineurs est la création de vingt nouveaux CEF. « La priorité ne
devrait pas être de changer la loi, mais de répondre aux difficultés
sociales des familles, plaide Jean-Pierre Rosenczveig. Or, dans ce
secteur, tous les voyants sont au rouge. » Santé scolaire, psychiatrie
infantile, PMI… le magistrat ne manque pas d’exemples. « Dans dix-sept
départements de France, il n’y a plus aucune prévention spécialisée,
ajoute-t-il, alors que c’était présenté comme une priorité au lendemain
des attentats de 2015… »