Il y a 70 ans la France connaissait le malheur. Ce fut la
débâcle puis l’exode. L’envahisseur nazi pénétrait chaque jour plus vite dans
les profondeurs de notre pays. Fallait-il continuer la lutte au risque de voir
les Allemands atteindre les Pyrénées et les côtes méditerranéennes et voir
l’armée française se débander toujours davantage ? ou bien fallait-il cesser de
se battre et sauver ce qui pouvait l’être ?
Cette réflexion est faite dans tous les milieux
d’extrême-droite. Robert Brasillach, fasciste auto-proclamé, avance à cet égard
des formules brillantes. Ainsi dans Je suis partout - journal collaborationniste s’il en est - du
21 mars 1942, écrivait-il : "il faut connaître l'Histoire, qui
nous offre quelques constantes. Je connais quelqu’un qui, au mois de mai 1940,
quand il fut évident pour les plus obtus que tout était joué, écrivait à ses
amis : « Plutôt Talleyrand que Bourbaki »". Avec cette
phrase nous avons-là trois strates historiques qui se superposent :
1814-1815, 1870 et 1940.
Les Pétain et autres Weygand, les Brasillach, ont une solide
culture historique. Ils savent tout ce qui s'est passé aux moments cruciaux de
notre période contemporaine et face à la Révolution en général, et au
communisme en particulier, ils avaient fourbi leurs armes. C’est que dans la
problématique évoquée plus haut, il y a un non-dit « présent
partout », si j’ose dire, c’est celui de la révolution.
1. Talleyrand ?
qu’est-ce à dire ?
"Nous avons cent fois répété qu'en adhérant à
l'Europe de la Sainte-Alliance, Louis XVIII et Talleyrand alignaient la France
d'alors sur l'Europe d'alors, de même qu'il faut aujourd'hui une France
fasciste dans une Europe fasciste" écrit Brasillach le 28 août 1942. Autrement
dit, plutôt que de rejoindre le combat des Bonapartistes qui voyaient se
rallier les patriotes et -pire - les Jacobins, au lieu de lutter contre
l’invasion des coalisés venus de toute l’Europe, il eût fallu collaborer avec
l’Europe de l’Ancien Régime et l’Angleterre contre-révolutionnaire des Burke et
consorts. Et c’est ce qui sera. Louis XVIII rentera à Paris dans « les
fourgons de l’étranger ».
On relèvera au passage ce coup de chapeau à la Restauration
contre-révolutionnaire. Mais auparavant, Brasillach avait écrit ces paroles qui
lui seront tant reprochées : "répétons, sans nous lasser, ce que
nous avons déjà dit. Une politique digne de la Restauration prendrait
connaissance de ce qu'est l'Europe vivante d'aujourd'hui, et alignerait la France
sur cette Europe. La collaboration ? C'est trop peu de dire que nous voulons
d'elle, et le mot, si beau qu'il soit, puisqu'il signifie le travail en commun,
est peut-être trop usé avant d'avoir servi, faute d'avoir été bien défini. Ce
que nous voulons, autant que cela dépend de nous, ce n'est pas la
collaboration, c'est l'alliance. Comme la voulait Talleyrand"[1].
Cette Restauration qui avait, au nom de la Sainte Alliance
chrétienne, instiguée par l’illuminé tsar de Russie, écrasé les troupes des
Libéraux espagnols. Voilà, mutatis
mutandis, le programme des amis de Brasillach en 1940 : alliance avec
les nazis et établir une Europe nouvelle.
2. Bourbaki ?
Mais qui est-ce ?
Le général Bourbaki, il est vrai, à la tête d’une armée de
bric et de broc constituée par le gouvernement de la Défense nationale, en 1870,
a donné son nom à une expression qui fut un temps célèbre ; pour évoquer
un groupe humain inorganisé, dispersé, à l’armement hétéroclite on disait
"mais c’est l’armée de Bourbaki !". Certes. Au moins, ces
hommes eurent-ils le mérite de se battre jusqu’au bout, sauvant l’honneur du
pays[2].
A eux s’ajoutent les premiers francs-tireurs dont l’existence-même surprit tant
les Prussiens habitués à marcher au pas de l’oie.
Après le désastre de Sedan, Lyon puis Paris et beaucoup
d’autres firent la révolution républicaine du 4 septembre. Un gouvernement
provisoire s’installe. Il continue la lutte avec une détermination qu’illustra
pour l’éternité l’envol de Gambetta dans une Montgolfière, quittant Paris,
d’ores et déjà assiégé par les Allemands, pour continuer et organiser le combat
en province.
Mais Brasillach, et en cela il incarne toute
l’extrême-droite de son temps[3],
condamne tout esprit de résistance. Il repousse tout ce qui évoque les figures
françaises de Résistance : "parmi ces gloires, c’est tout juste si
l'on ne nous cite pas le Juif Gambetta (sic), le "gaulliste"
avant la lettre, qui a prêché une criminelle résistance (re-sic) après
la défaite et aggravé ainsi les conditions du traité (de Francfort),
(…), Bismarck l'a dit. Ce sont les "hommes de gauche", les jusqu'au-boutistes, les "gaullistes" d'alors - Gambetta pour
tout dire - qui ont prolongé la guerre et les conséquences de l'échec militaire
de 1870"[4].
Il fallait donc se mettre à plat ventre. C’est la fierté
fasciste de Brasillach. Je rappelle que si la guerre de 1870 est largement
imputable aux responsables du second empire, ce conflit changea de caractère
par les exigences prussiennes qui en firent une guerre impérialiste,
l’amputation de la France par la prise de l’Alsace et de la Lorraine, au nom du
droit du sang, le montre assez. La résistance aux prétentions de Bismarck était
donc légitime.
Mais le général Bazaine, anticipe sur le Pétain de 1940.
Bazaine dirigeait encore une armée sur pied de guerre et depuis Metz pouvait
jeter toutes ces/ses forces dans la bataille. Au lieu de cela, il prend langue
avec Bismarck ! "L’action d'une armée française encore toute
constituée et ayant bon moral rétablirait l'ordre et protégerait la société (…)"
dit-il et il capitule "pour quitter Metz, avec le consentement prussien
pour aller rétablir l'ordre en France".
Summum, le jusqu’au-boutisme des Républicains va jusqu’à
l’insurrection de la Commune de Paris, mouvement social révolutionnaire mais
aussi mouvement patriotique de libération nationale. Voilà ce qui reste au
travers de la gorge de l’extrême-droite de 1940.
3. 1940 :
sauver l’armée pour sauver l’ordre !
"Dès que nous subissons
un échec à Charleroi, nos ennemis annoncent la révolution à Paris. C’est un
rite" écrivait en 1933 un ‘historien’ royaliste[5].
Une défaite sur le front de l'Est et c’est la révolution à Paris. Les hommes de
1940, les Pétain et Weygand, savent tout cela par cœur. Dans la débâcle, la
lutte contre l’ennemi intérieur prend vite le pas sur la lutte contre les
panzers divisions de l’armée nazie.
C’est pourquoi leur décision est
vite prise : armistice ! pour sauver l’essentiel : l’ordre, en
évitant une révolution communiste à Paris ou ailleurs.
Le 25 mai 1940 -c’est déjà la
déroute- Pétain livre le fond de sa pensée "Je suis partisan de ne plus
poursuivre la lutte à outrance. (…), il faut sauver une partie de l'armée car
sans une armée groupée autour de quelques chefs pour maintenir l'ordre, une
vraie paix ne sera pas possible et la reconstruction de la France n'aura pas
de point de départ"[6].
D’autres attribuent la formule "Sauver l’armée pour sauver l’ordre"
à Weygand[7].
La stratégie des pétainistes est limpide : l’ennemi est celui de
l’intérieur (alors que Daladier a interdit le P.C.F. et poursuivi tous les
responsables de ce parti[8])
et il faut en finir avec la République et reconstruire une nouvelle France avec
ce qui restera de l’armée. Le 10 juillet 1940 se prépare dès le 25 mai.
Mais d’ici-là une voix s’élèvera, presque imperceptible mais
combien prometteuse, le 18 juin 1940.
[1] Je suis partout, 11
avril 1942. C’est moi qui souligne.
[2] "On pouvait rire
ou pleurer, comme on voudra, raconte un témoin, en voyant que, faute de bêtes
de somme, nous chargions nos bagages sur des moutons, des chèvres, des porcs et
des chiens. On vit maint cavalier réduit à monter un bœuf en guise de cheval de
bataille". L’armée de Bourbaki ? Non pas. Ce sont les glorieux
croisés de la 1ère croisade… Avant qu’ils massacrent et
pillent ! Mais ceux-là, Brasillach les admire ! D’après Foucher de
Chartres (La conquête de Jérusalem) et Guillaume de Tyr (Histoire des Croisades
III, 16), Malet et Isaac, p255.
[3] Pas exactement, car, par
exemple, des extrémistes de la Cagoule rejoindront le général de Gaulle,
à Londres.
[4] Je suis partout, 15
mai 1942 et 21 mai 1943. Il y a toujours respect et considération pour Bismarck
dans l‘extrême-droite française.
[5] Jacques ROUJON, "Louvois
et son maître", page 8. On voit comment une biographie de Louvois
permet à ce maurrassien de régler ses comptes avec l’ennemi intérieur de 1933.
Il utilise tous les moyens…
[6] Cité par Marc FERRO, page
34. Les mots en gras sont soulignés par Marc FERRO qui veut montrer que dès ce
jour, Pétain envisageait la "révolution nationale". Je rappelle ce
que dit Bazaine, lors de sa trahison à Metz, en 1870, "l'action d'une armée
française encore toute constituée et ayant bon moral rétablirait l'ordre et
protégerait la société (…)".
[7] C’est le cas d’Albert
BAYET, page 37.
[8] Je crois que nous sommes
ici en plein délire. D’une part, les dirigeants du PCF en juin 1940 étaient en
majorité acquis à la thèse de la guerre « impérialiste » et suivaient
les thèses de Staline et rejetaient aussi bien l’Allemagne que l’Angleterre,
d’autre part, comment ce parti clandestin, plus ou moins décapité, aurait-il pu
lancer un mot d’ordre de prise du pouvoir avec les divisons blindées allemandes
répandues sur (presque) tout le sol national ? En réalité, pour les
pétainistes, c’est un argument de propagande pour justifier la destruction de
la République.