Dans le journal Sud Ouest daté de ce mercredi 19 juin 2013, entre les deux tours de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot, on peut lire ce propos plein de la délicatesse inhérente au Front national, sorti de la bouche du candidat FN, Etienne Bousquet-Cassagne : "les agriculteurs veulent vivre de leur travail sans être emmerdés par l’administration". Étienne B.C. est le fils de Serge Bousquet-Cassagne, président de la chambre d’agriculture de Lot&Garonne (47), élu sur la liste Coordination rurale (CR), droite-extrême/extrême-droite. Le jeune Étienne n’a sans doute pas eu vent de ce qui s’est passé pas très loin de chez lui, à Saussignac, en 2004. Que se passe-t-il quand un agriculteur estime être "emmerdé" par l’administration ? Voici la narration des évènements de 2004 telle qu’elle figure dans mon livre, chapitre XVIII, publié en 2007 et accessible gratuitement sur ce site. *** (La) tradition d'action directe, c'est-à-dire d'agir par soi-même, sans référence à la loi, en dehors de tout recours à la justice et/ou la police[1], continue d'alimenter les discours et comportements d'extrême-droite chez certains employeurs (il faut particulièrement ici s'interdire toute généralisation). Le double assassinat de Saussignac (Dordogne), le 2 septembre 2004, a servi de révélateur. Ce jour, un arboriculteur est l'objet d'un contrôle de routine de la part d'une inspectrice du travail et d'un agent de contrôle. Une visite, en 2002, avait déjà dévoilé qu'il recrutait de la main d'œuvre de façon irrégulière. Les travailleurs saisonniers marocains arrivent en France par des marchands qui se font passer pour des entreprises prestataires de services qui, en réalité, leur font payer et le voyage, et l'emploi trouvé. Chez l'arboriculteur, qui "travaille" avec les marchands, les marocains sont rémunérés à un taux très inférieur au SMIC légal. Ils se font donc doublement exploiter. Le 2 septembre, donc, les fonctionnaires, chargés comme l'indique l'article L611-1 du code du travail, de "veiller à l'application du code du travail et à constater les infractions à ses dispositions" viennent demander les documents prouvant que l'arboriculteur déclare bien sa main d'œuvre. Faisant mine d'aller les chercher, il revient avec son fusil de chasse et abat les deux fonctionnaires de la République. Comment ce drame –le premier du genre, en France, depuis la création du corps d'Inspecteur du travail - a-t-il été perçu ? Un viticulteur, qui a toutes les allures du "modéré", déclare sans ambages, le plus tranquillement du monde: "ils ont eu ce qu'ils méritaient, honnêtement, c'est ce que je me suis dit. Je comprends les gens qui ont des problèmes de trésorerie, avec toutes ces charges, ces cotisations, les gens sont à bout (…) on arrive peut-être à pouvoir excuser son geste". Déclarant que c'est l'opinion majoritaire aux alentours, il poursuit : "ce sont eux qui ont eu les torts; ils harcèlent, ils veulent en savoir beaucoup plus que ce qu'on veut bien leur dire, ils essaient de nous faire couler, ils manquent de diplomatie"[2]. Le maire de Saussignac qui déclare avoir reçu (il écarte ses mains de vingt centimètres) un "paquet de lettres" de soutien … à l'assassin, insiste sur le fait que cet homme n'était pas du village, il n'appartenait pas à la communauté du village, "il arrivait le matin, il repartait le soir". Quant au président de la Chambre d'agriculture du Lot & Garonne, département limitrophe, élu de la Coordination rurale, il rejette cette affaire comme un corps étranger, "ce n'est pas un problème agricole…c'est un ancien fonctionnaire[3], qui n'avait rien à voir avec l'agriculture …". Notons tout de suite que ce n'est pas ce que dit son organisation syndicale qui, sans s'incliner d'abord devant les morts, parle dans un communiqué d'un "drame du désespoir paysan". Jacques Cotta et Pascal Martin se sont rendus à l'assemblée générale de la Coordination rurale (CR) du Lot & Garonne (47), département voisin, où ce syndicat d'extrême-droite a obtenu la majorité aux élections professionnelles de 2001 (41%) et donc la présidence de la Chambre consulaire[4]. Un agriculteur déclare : "Quand on les voit arriver … comme des shérifs, des cow-boys du XIX° siècle", un autre : "on nous contrôle sur tout : le matériel, les locaux des saisonniers, les produits phytosanitaires… ". L'assemblée générale de la CR47 mène campagne pour une charte des bonnes pratiques du contrôle dont une des clauses est "je n'admets que des gens qui respectent les lois". Admirable renversement des valeurs. C'est le contrôlé qui va dire aux contrôleurs –inspecteurs du travail- quelles sont les lois à respecter. Et l'assemblée de discerner "le prix de l'ours" attribué au fonctionnaire "le plus exécrable, le plus nuisible à l'agriculture du Lot & Garonne" (sic). Attribué à une jeune inspectrice du travail, on s'en doutait. Cet assassinat révulsant de deux fonctionnaires morts dans l'exercice de leur fonction n'a hélas pas donné lieu -et c'est un signe que notre société est gravement malade- à une réprobation massive. J'ai dit plus haut la réaction du collègue de Saussignac qui dit lui-même refléter une position très majoritaire. Mais il y a pire. Le drame suscite des vocations. En Dordogne, après une "action directe" de destruction de cargaisons de produits concurrents devant la Direction départementale du travail, un manifestant "jette des douilles de cartouches sous les fenêtres du bureau de la victime assassinée"[5]. Dans l'Essonne, un patron boulanger, objet de contrôles, téléphone à l'inspecteur consciencieux "on va se mettre à 40 ou 50 commerçants pour vous briser" lui demandant "s'il avait écouté les informations"… Deux mois plus tard, à la sortie de l'audience, le boulanger déclare "eux, ils appliquent la loi à la lettre, c'est bien, moi, j'suis pas au courant, c'est tout. Pourquoi ils s'acharnent sur moi ? J'estime être victime de harcèlement surtout pour des papiers comme ça (sic). J'ai rien à me reprocher, je suis un honnête citoyen. Si maintenant, les patrons on les harcèle…"[6]. Dans le Loir & Cher, Le lendemain de l'assassinat, la secrétaire de la section d'inspection de Blois reçoit le coup de téléphone anonyme suivant : « Je voudrais avoir Mme CM, la contrôleuse, pour lui dire que c'est de la part de Monsieur X. A force de contrôler sans arrêts les artisans, c'est du bon boulot ce qui est arrivé...". C'était un artisan–boulanger de Vendôme qui reconnut les faits. "Devant le tribunal, il est venu les mains dans les poches et sans avocat. Il admet «avoir fait une connerie», mais il dit qu'il avait écouté RTL et que des artisans disaient en avoir ras le bol des contrôles de l'inspection, et que lui même avait reçu beaucoup de factures ce matin là.... qu'il connaissait la contrôleuse qui avait fait un contrôle 18 mois plus tôt dans son entreprise et qu'il n'était pas d'accord sur ses conclusions concernant la durée du travail des apprentis mineurs"[7]. Durant le procès, l'affaire a été requalifiée en "menaces de mort". On pourrait continuer longtemps ainsi. Le journal Le Monde a publié une demi-page de témoignages d'inspecteurs et contrôleurs allant dans ce sens (18-IX-2004). En vérité, et au risque de faire pousser des hurlements, il n'y a pas assez de contrôles de la part des inspecteurs. Les chiffres sont éloquents, chaque inspecteur ou contrôleur doit s'occuper (moyenne arithmétique) de plus de 1.000 entreprises plus les chantiers et plus de 10.000 salariés. Dans des entreprises du désert syndical salarié. Si bien qu'un patron peut développer son entreprise sans aucun contrôle jusqu'au jour où une inspection révèle (dans un atelier de chaudronnerie-peinture) : "accès au zones dangereuses non protégés, machines-plieuses non conformes, défaut d'aspiration et d'aération de l'atelier, peinture en poudre répandue dans tout l'atelier, aucun élément de vérification de la régularité des embauches, apprenti de moins de 18 ans non déclaré"[8]. Ce jour-là, le ciel tombe sur la tête du patron. A ce dernier qui plaide la bonne foi -c'est notre métier, on fait attention- l'inspectrice peut rétorquer qu'elle a connu le cas d'un jeune homme de 18 ans qui eut trois doigts de chaque main coupés, qui –sous le choc- a perdu l'usage de la parole, et qui perdit son emploi puisqu'il était en période d'essai, sans contrat. Ce patron ne manqua point de citer la Chine, comme un autre –dans la fonderie- qui déclare "avec les normes de sécurité qu'on nous impose, eux doivent pas les avoir", comme une agricultrice de la CR47 "est-ce qu'en Chine on les contrôle ?". Un autre agriculteur parle d'un Smig horaire de 12 euros au lieu de 3 ou 4 en Espagne. Le patron de la fonderie cite des salaires de 150 euros mensuels en Ukraine. Tout cela est vrai. Hautement responsables sont ceux qui ont signé et approuvé des accords de libre-échange économique sans tenir compte des écarts sociaux. On crée un espace économique mondial sans créer un espace social et encore moins un espace écologique mondial. Cela dit, faut-il descendre au niveau social des Chinois ? Faut-il, selon une formule célèbre, brûler le code du travail ? Un patron, à qui une inspectrice fait arrêter, séance tenante, un chantier parce que les conditions de travail sont telles qu'un accident ne peut pas ne pas se produire dans les jours qui viennent, s'exclame : "dans ces conditions, ça (ne) paie plus"… Littéralement coincés entre la concurrence et le code du travail et autres réglementations, certains veulent brûler le code du travail. Les inspecteurs viennent faire respecter la loi ? Oui, mais il y a la loi et le reste… (sic). C'est quoi, le "reste" ? C'est, par aveu même, le "hors-la-loi". C'est la défense coûte que coûte, jusqu'à l'emploi du fusil de chasse, de la sacro-sainte propriété. Ces hommes excessifs ont réalisé une fusion totale entre l’Être et l'Avoir, ce que l'on pourrait traduire par "je suis ma propriété". "Nous n'acceptons pas de crever sans rien dire" crie la CR47. Voudrait-on entraîner tout le monde dans sa chute ? Le Front National fait ses choux gras de cette ambiance délétère. Dans le Lot & Garonne, il fait un score supérieur à sa moyenne nationale, progressant en voix et en pourcentage entre les deux tours de la présidentielle (celle de 2002, JPR), alors qu'en France, il y eut recul. Il est intéressant de constater que les patrons-agriculteurs ont choisi pour les représenter à la Chambre d'agriculture, un "chef de terre" comme les vénérait le pétainiste Gazave. Châtelain avec nom à particule, exploitant plus de cent hectares, notable polyvalent, le président de la Chambre d'agriculture est aussi maire et conseiller général. Dans sa commune, le F.N. dépasse les 30% au premier tour et réalise le score astronomique de 46,4% au second ! L'homme affiche pourtant une étiquette U.M.P. … Mais il a été mis en examen pour une "action directe".
L'extrême-droite change ses discours. "Le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, préfet de Louis XVIII et de Charles X [9], (…) sans doute parce qu'il n'est pas qu'un théoricien, et que la pratique de l'administration lui a appris le crédit relatif qu'il faut faire à la bonne volonté des hommes, tient sans hésiter que l'intervention de l’État chargé du bien commun est légitime et nécessaire dans le règlement des problèmes du travail. "L'inconvénient de pénétrer dans l'intimité des fabriques, d'établir des pénalités, de choquer quelques amours-propres, de contrarier certaines habitudes, disparaît devant une grande nécessité de justice, d'humanité et d'ordre. On surveille, on inspecte les lieux publics, les écoles et les divers établissements destinés à recevoir un grand nombre d'individus ; l'autorité a le droit de les faire fermer s'ils apportent quelque dommage à la société ; elle impose des conditions à leur création et à leur existence. Loin de s'en plaindre la société applaudit à ces précautions justes et sages"[10]. Voilà ce qu’écrivait un monarchiste en 1834. Aujourd'hui, dépouillée de ses oripeaux religieux, l'extrême-droite n'a plus le sens du bien commun. Le candidat FN du Lot&Garonne a la mémoire courte. C’est normal, il est pétainiste.
[1] Pour ma part, je distingue l'action directe de l'action révolutionnaire. [2] Déclaration à l'occasion d'une dégustation œnologique aux enquêteurs du film "DANS LE SECRET DE...." Inspecteurs du travail assassinés !, un film de Jacques Cotta et Pascal Martin, France 2, juin 2005. [3] L'arboriculteur était un ancien militaire. [4] Cette majorité a été confirmée en janvier 2013, (46,3%, scrutin à un tour). [5] Témoignage du Directeur départemental du travail de Dordogne (film de COTTA & MARTIN). [6] Le boulanger est condamné pour "délit d'entrave et menace de séquestration". [7] Extrait d'un document syndical que m'a transmis un ami, Directeur du travail-adjoint. Effectivement, avant ce fait, le père d'un apprenti avait déposé une main courante auprès du commissariat pour non respect de la durée du travail. [8] Film "L 611 – 1" de J.-Y. CAUCHARD. [9] "Blanc du midi" ce qui est une garantie supplémentaire d'orthodoxie légitimiste… Il participa au complot royaliste de la duchesse du Berry (1832). [10] Extrait du livre de Villeneuve-Bargemont "traité d'économie politique chrétienne" (1834), cité par Xavier VALLAT, "La croix, les lys et la peine des hommes", pp. 33-34. |