16/09/2010 Après le thème de l’identité, j’aborde celui de civilisation vs culture.
2. CIVILISATION OU CULTURE ? « Nous combattons donc pour notre peuple. En conséquence, nous combattons pour la culture contre la civilisation. Par civilisation, nous désignons tout ce qui est d’essence universaliste et qui trouve son bras politique dans le mondialisme. Par culture, nous entendons tout ce qui différencie, tout ce qui est divers ». Ces gens n’ont pas d’yeux pour voir. Ce repli identitaire, ce retour au passé, aux origines, à Cro-Magnon, ne voient-ils donc pas les dégâts que cela fait ? Le repli identitaire flamand par exemple ? qui génère les conflits, la crise, qui entretient la haine ? Je renvoie à mon court article intitulé Ligue du Nord, Ligue du Sud. Cela est daté historiquement : le fauteur de guerre Charles Maurras disait peu de temps avant 1914 : « "ce n'est pas au cosmopolitisme, c'est au retranchement national, ce n'est pas à la démocratie universelle, c'est à des aristocraties farouchement rivales que va le monde". On croirait le retour au Moyen Age, chacun dans son château-fort »[1]. Pensée étroite et cancérigène. 1. Norbert Elias, découvreur de la notionCette opposition civilisation-culture est empruntée à Norbert Elias (1897-1990), sociologue allemand qui a fuit le nazisme et dont un travail a été publié en 1974, sous le titre La civilisation des mœurs. Je donne les références du site où est publiée une fiche de lecture de cet ouvrage, par Mona Falah : http://david.colon.pagesperso-orange.fr/etudiants/falah1.htm Voici ce que je crois être l’essentiel des propos de Mona Falah. « Elias commence par souligner les différences d’usage des termes " culture " et " civilisation " qui existent entre la France et l’Allemagne. En Allemagne, le terme de culture est lié au sentiment d’orgueil national, il désigne les réalisations intellectuelles ou artistiques et est opposé au terme de civilisation qui désigne, quant à lui, un comportement. En France, au contraire, l’opposition entre les deux termes est beaucoup moins marquée et la culture comme la civilisation renvoie d’avantage à un processus qui concerne l’humanité tout entière engagée sur la voie de la civilisation qu’aux réalisations d’un seul pays. (…°). « L’antithèse culture-civilisation allemande, qui date de la fin du XVIIIe siècle, est à rapporter à l’opposition entre l’intelligentsia de la classe moyenne allemande et la société de cour. La classe moyenne allemande est alors complètement exclue du pouvoir et des prises de décisions politiques, mais rêve de faire, autour d’elle, l’unité allemande. De son côté, la noblesse n’est pas unifiée et ne constitue donc pas un modèle à imiter et est fortement imprégnée de culture française (la noblesse allemande parle et lit en français et dénigre la langue allemande). Ces deux classes sont rigoureusement séparées puisqu’il n’existe pas d’anoblissement par l’argent. « Dans son opposition avec cette noblesse, les intellectuels de la classe moyenne vont mettre en avant les propres qualités qu’ils s’attribuent : le sérieux, la rigueur, la vertu, le sentiment national qui s’incarnent dans des réalisations artistiques, littéraires ou scientifiques, ce qu’ils appelleront la culture et les présenter comme caractéristiques du peuple allemand. Dans le même temps, ils vont dénigrer ce qui, à leurs yeux, est propre à l’aristocratie : la superficialité, le cérémonial et les bonnes manières qui ne constituent qu’un vernis trompeur, la civilisation. La bourgeoisie allemande ne peut, en effet, pas situer son opposition à la noblesse sur un terrain politique puisqu’elle ne dispose pas d’assise. « La situation de la bourgeoisie allemande va se transformer lentement jusqu’à ce que celle-ci devienne le porte-parole de la conscience nationale puis la classe dominante. Mais, la bourgeoisie ne va pas pour autant abandonner le mode de raisonnement qui était le sien : l’antithèse sociale va se transformer en antithèse nationale. Ce processus est facilité par le fait que la civilisation a toujours été associée à la vie française, modèle des sociétés de cour allemandes. Ainsi, les caractères que s’attribuait la bourgeoisie vont devenir des traits considérés comme allemands tandis que les défauts attribués jusqu’alors à l’aristocratie seront considérés comme propres aux autres pays européens et en particulier à la France ». Fin de citation (les mots en italique sont de mon fait, JPR).
Par un curieux cheminement intellectuel, nos Identitaires cocorico basculent du côté allemand, du côté de ces petits bourgeois, étriqués et mesquins, qui rejettent tout ce qui vient de France - ses Lumières, sa révolution - et cherchent leurs racines à plat-ventre dans leur jardin. 2. L’Allemagne médiévale des 360 États…Cette opposition civilisation/culture est née dans un empire émietté, moyenâgeux, formé aussi bien de grandes principautés territoriales -comme la Prusse, la Bavière - ou de micro-Etats (comme les villes d’Empire, ou le duché de Waldeck…) bref, il y avait plus de 360 États au sein du Saint Empire Romain Germanique. Les allemands appelaient cela le Kleinstaaterei[2] Cette situation était devenue progressivement invivable. F. Engels qui travaillait dans l’industrie textile observait avec sagacité cette situation passéiste : « Le provincialisme allemand[3] avec ses multiples législations différentes du commerce et des métiers devait bientôt devenir une entrave insupportable à (l ') industrie et au commerce. Tous les deux kilomètres un droit commercial différent, partout des conditions différentes dans l'exercice d'un même métier, et partout d’autres chicanes, des chausse-trapes bureaucratiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations (….) et avec tout cela les nombreuses législations locales diverses, les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de lancer en nombre suffisant les forces de travail disponibles sur les points où la terre, le charbon, la force hydraulique et d'autres ressources naturelles permettaient d'établir des entreprises industrielles ! La possibilité d'exploiter librement la force de travail massive du pays fut la première condition du développement industriel (…). En outre, dans chaque Etat, dans chaque petit Etat, autre monnaie, autres poids et autres mesures souvent de deux ou trois espèces dans le même Etat. Et de ces innombrables monnaies, mesures ou poids, pas un seul n'était reconnu sur le marché mondial. Est-il étonnant dès lors que des commerçants et des industriels, qui échangeaient sur le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles d'importation, dussent faire usage encore des monnaies, poids et mesures de l’étranger ; est-il étonnant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au mètre, les comptes pour l’étranger établi en livres sterlings, en dollars et en francs ? et comment pouvait-on réaliser de grands établissements de crédit dans ces régions monétaires restreintes, ici avec des billets de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en thalers-or, en thalers à «deux tiers», en marks-banque, en marks courants, à vingt, vingt-quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinies du change ? » Les Identitaires garantie d’époque.Et pourtant cette Allemagne encore médiévale avait ses partisans, des Identitaires d’époque qui estimaient que chacun de ces 360 États avait une légitimité qui lui donnait le droit de subsister. Ainsi furent Herder et les adeptes du mouvement « Sturm und drang ». Le Sturm und drang est un mouvement de réaction contre l'Aufklarung. Il met l'accent sur le sentiment contre la raison (très luthérien, en cela...), il ressuscite et glorifie le Moyen Age mystique plutôt que l'Antiquité rationaliste. Il se dresse contre les influences étrangères et surtout françaises. Johann Gottfried von Herder, (1744-1803), en fut l’initiateur. Le Sturm und drang est la tendance irrationaliste du XVIII° allemand, qui prend ce nom avant de recevoir celui de « romantisme » au début du XIX°. Herder emprunte ses idées à un piétiste - Hamann - qui « préfère l’exception à la règle, l’imagination à la raison, la poésie à la prose, et le particulier au général »[4]. De plus, il a fait naitre en Allemagne la notion de race et de nationalité. Lecteur de Montesquieu et de L’esprit des lois, il y trouve trop de rationalité et d’universalisme. Selon lui, l’historien ne peut « transporter abstraitement ses observations du Nord au Sud, et de l’Ouest à l’Est ». Chez Herder au contraire « l’histoire (est) comme une efflorescence d’âmes nationales, une succession d’individualités, chaque peuple et chaque époque (a) une ‘valeur en soi’ » (Droz, p.37). D’où sa réhabilitation du Moyen Age germanique.[5] Mais il y a un Identitaire d’époque qui a une belle tête de vainqueur. Justin Moeser (ou Möser) est le laudateur du Kleinstaaterei, ce système politique qui pulvérise l’Allemagne en centaines de petits (Klein) États. Il était lui-même conseiller-spécial du prince-évêque protestant d’Osnabrück (1768-88). Pour lui, chacune de ces 360 parcelles a sa légitimité, ses justes privilèges, sa raison d’être. Raison est le mot, puisque Moeser parle de la raison locale (sic) ou Lokalvernunft « qui lui est infiniment plus précieuse que la raison universelle » des Encyclopédistes français nous dit Jacques Droz,[6]. On ne peut dire avec plus de bêtise l’inanité du localisme. Irait-on vers des mathématiques locales distinctes des mathématiques universelles ? Avec l’extrême-droite, il faut s’attendre à tout. Nulle surprise lorsque l’on apprend que Moeser fut l’un des tout premiers adversaires de la Révolution française. 3. Fichte et ses discours identitaires.Confronté à la déroute de la Prusse en 1806, Fichte s’interroge sur les moyens de reconstruire son pays. Il formule ses idées dans quatorze discours, les célèbres Discours à la nation allemande[7]. Fichte, à la recherche de l’identité allemande annonce vite la couleur : « je parle pour des Allemands, rien que pour des Allemands, et je leur parle d’Allemands, rien que d’Allemands … ». Fichte pense avoir montré « que les caractères fondamentaux des Allemands étaient ceux d’une race primitive[8], ayant le droit de se considérer comme le peuple par excellence, en opposition avec les autres races qui se sont séparés de lui » (7° discours). Et pourquoi cela ? parce que le peuple allemand a conservé sa langue originelle alors que le peuple français d’origine germanique - ce sont des Francs qui ont conquis et envahi l’espace gallo-romain - est un sang mêlé en quelque sorte, et il a adopté la langue latine. Il est facile de trouver ici le filon racial/raciste de la pureté… Notons que la Vieille Prusse ne fut pas romanisée, elle se situait au-delà du limes. En barbarie donc. Les nazis s’en gaussaient en hurlant « nous sommes des barbares », se tapant sur les cuisses avec des rires de gorge déployée avant de pisser leurs bières. Fichte dénonce -sans écrire le mot- la « civilisation » néfaste du XVIII° siècle allemand : « notre légèreté et le désir vaniteux de vivre avec le même raffinement que d’autres peuples nous avaient rendu indispensables les choses superflues produites dans les pays étrangers » (13° discours). D’où sa condamnation du commerce international, son refus de revendiquer « la liberté des mers », son désir d’un « Etat commercial clos ». Si cela annonce le « protectionnisme éducateur » de Friedrich List, la Weltpolitik de Guillaume II lui donnera entièrement tort. Mais le terrain est aussi préparé pour les velléités autarciques du nazisme. Fichte ne voit pas d’inconvénient au Kleinstaaterei (Il est vrai que lorsqu’il prononce ses discours, Napoléon a fait table rase de plusieurs centaines de micro-États, réduisant leur nombre à quelques dizaines) « c’est un bonheur pour nous, en cette circonstance, qu’il existe plusieurs États allemands, séparés les uns des autres ! » (11° discours). Et comme Fichte n’est en rien révolutionnaire, cette décentralisation laisse en place les aristocraties à qui il confie les responsabilités : « Ce serait par exemple de grands propriétaires qui pourraient créer dans leurs domaines, pour les enfants de leurs métayers, des établissements d'éducation dans le genre si ceux que nous préconisons » (11° discours). Il y a là une donnée historique tout à fait fondamentale : les aristocraties de tout pays ont toujours revendiqué la « décentralisation », la défense des « libertés locales » pour mieux s’assurer le contrôle des populations. Les identités locales, c’est la consécration des inégalités régionales et la domination des petits chefs locaux.. 4. En guise de réflexion…On ne saurait conclure sur un sujet aussi vaste. Ce qui précède permet cependant quelques réflexions ; Rappelons ce qui nous y a amené : « Nous combattons donc pour notre peuple. En conséquence, nous combattons pour la culture contre la civilisation. Par civilisation, nous désignons tout ce qui est d’essence universaliste et qui trouve son bras politique dans le mondialisme. Par culture, nous entendons tout ce qui différencie, tout ce qui est divers ». Cette distorsion civilisation/culture est importée d’Allemagne ; l’Allemagne des pires périodes. En France, on ne distingue pas les deux notions en les opposant. La culture, loin d’être ce qui différencie, est ce qui rassemble. Au-delà de leur spécialisation professionnelle, de plus en plus ‘pointue’, c’est la culture générale qui permet à des individus de converser, de discuter, de dialoguer. La culture c’est la connaissance de la diversité des autres. La civilisation, c’est le contraire de la barbarie. Il est heureux qu’il existe des organisations comme l’O.N.U. avec ses institutions spécialisées comme l’UNESCO : la déclaration universelle des droits de l’homme, votée par l’assemblée générale de l’ONU, à Paris, en 1948 est un progrès de civilisation. Et il est regrettable de voir les G7, G8 et autres G20 diminuer le rôle de cette institution réellement universelle. Il n’est pas douteux en revanche que d’autres institutions comme le F.M.I., la Banque mondiale, l’O.M.C. -autrefois, GATT-, l’OCDE ont mis en place un espace économique mondial sans prévoir en même temps un espace social ou un espace écologique : cela crée des distorsions parfaitement destructrices. L'Europe telle qu’on la construit actuellement est une machine à uniformiser pour rendre la « concurrence libre et non faussée » et cela détruit la richesse de la diversité des régions d’Europe. Mais revendiquer une identité locale en laissant en place des forces gigantesques comme les firmes multinationales qui sont dans la mondialisation comme un poisson dans l’eau (ce sont elles qui l’ont voulue !) qui ont un chiffre d’affaires monumental face aux microorganismes que sont les petits États et a fortiori les régions et le ‘local’, établir ce face-à-face mortel tout en aiguisant les rivalités avec ce qui n’est pas « bien de chez nous » -comme on disait à l’époque de Pétain - c’est tout simplement criminel. Fin de la 3ème partie. A suivre (peut-être).les Identitaires, « nouvelle » extrême-droite ? 4ème partie
[1] Extrait du chapitre XIII de Traditionalisme et Révolution, (B13, colonne de gauche). [2] De Staat = État, et klein = petit. [3] F. ENGELS, le rôle de la violence dans l'histoire, pp 40-41. [4] H. BRUNSCHWIG, La crise de l’Etat prussien …, pp. 108-113. [5] Il est vrai que c’est l’époque du Saint Empire Romain Germanique, où les empereurs tenaient la dragée haute aux papes… Ce fut aussi un âge d’or économique. [6] Jacques DROZ, "Histoire des doctrines politiques en Allemagne", Que-Sais-Je ? n°1301, P.U.F., Paris, 1978, 128 pages. Citation page 39. [7] Chez Aubier, bibliothèque philosophique, 1952, réédition de 1981, introduction de Max ROUCHE. [8] Je ne saurais remettre en cause la traduction de Samuel JANKELEVITCH, cependant je me demande s’il n’aurait pas fallu traduire par race primaire, comme les géographes parlent d’une forêt primaire c’est-à-dire entièrement naturelle par opposition à une forêt secondaire qui a poussé après la destruction de la première, un remise en culture, un retour à la friche et une renaissance de la forêt. |