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L'art et la Révolution : Exposition. ROUGE : DE LA BELLE UTOPIE À L’ART OFFICIEL (Magali Jauffret)

publié le 3 avr. 2019, 06:31 par Jean-Pierre Rissoan
    
    Le Grand Palais, à Paris, propose ces temps-ci une exposition très prolixe sur les formes artistiques singulières produites par le projet de société communiste, de Maïakovski à Malevich et Deïneka. Quand les inventions de l’art et celles de la politique se croisent, s’influencent.

    Que se passe-t-il lorsque l’art et le politique deviennent consanguins ? Ce fut le cas en URSS, de la révolution en 1917 à la mort de Staline en 1953. Cette singularité artistique de la période soviétique est si unique que, devenue un cas d’école, elle fournit le sujet de nombreuses expositions. « Rouge, art et utopie au pays des Soviets », proposée, ces temps-ci, au Grand Palais par le conservateur du Centre Pompidou, Nicolas Liucci-Goutnikov, traite autant de la première période, enthousiasmante et tendance, des avant-gardes, que de la seconde, d’ordinaire évacuée ou maltraitée, du réalisme socialiste. L’occasion de voir sombrer les plus grands, mais aussi de découvrir des peintres modernistes non dénués de talent et même d’en suivre certains qui ont tenté d’évoluer pour s’adapter aux directives de l’art officiel.

    Au rez-de-chaussée du Grand Palais, on est, d’entrée, entraîné dans les débats qui faisaient alors fureur. À quoi doit ressembler l’art en pareille période ? Dès mars 1918, les futuristes, Maïakovski en tête, placardent dans Moscou leur ordonnance sur la fusion de l’art dans la vie. En 1919, Kazimir Malevich, dans son texte Sur le musée, préconise de détruire le patrimoine culturel, symbole dominant de la classe bourgeoise. Des contacts sont établis avec George Grosz et les acteurs du réalisme critique allemand, avec le splendide Bauhaus qui prône un mode de vie où beau et utile ne sont plus séparés, avec le muraliste mexicain Diego Rivera qui vient de tout donner à la révolution mexicaine…

 Un nouveau monde sensible

Une fièvre créatrice contagieuse qui pense utopie et voit la vie en rouge et noir se déploie sur les cimaises du musée. Fulgurantes sont les expérimentations plastiques des avant-gardes qui veulent se montrer à la hauteur de l’homme nouveau. Le poète Vladimir Maïakovski se jette à la vie à la mort dans l’écriture théâtrale de la Punaise, mise en scène par le grand Meyerhold, et dans ses fameuses Fenêtres Rosta. Le monochrome Pur Rouge de l’artiste ingénieur Alexandre Rodtchenko, ici exposé, signe là son dernier tableau avant de s’essayer, avec Gustav Klutsis, au très efficace photomontage, pendant que son épouse, la peintre Varvara Stepanova se lance avec brio dans le design d’imprimés textiles. Le cinéma n’est pas en reste avec l’incroyable Homme à la caméra de Dziga Vertov, la Ligne générale de Sergueï Eisenstein, qui réinvente le cinéma à chaque plan. L’élan vital injecté dans la construction d’un nouveau monde sensible permet de réinventer aussi des vêtements de travail, des objets du quotidien, jusqu’au « Club ouvrier » de Rodtchenko, reconstitué dans l’exposition, avec table d’échecs, vitrine, bibliothèque. Le pluralisme des arts et des formes est total.

 Une culture de masse toujours influente

    Mais bientôt, les rapports de forces entre idéologie et art se compliquent, se tendent. Une nouvelle figuration, avec Malevitch en chef de file, a juste le temps, dans les années 1930, de s’inviter dans le débat. Déjà la littérature est touchée par un réalisme socialiste dicté d’en haut, qui met en scène une société idéalisée, avec figure mythifiée des chefs, ouvrier, kolkhozien, soldat. Les avant-gardes, jugées subversives, sont déclarées « nihilistes, destructrices ». Les films la Onzième Année de Vertov et la Ligne générale d’Eisenstein sont taxés de formalisme. Les associations d’artistes sont liquidées, la censure instaurée. On quitte la réalité pour sa mythification. Et la scénographie nous le fait sentir qui se referme et s’assombrit.

    Avec l’accession au pouvoir de Staline en 1929, la fin de la NEP, les fortes tensions sociales engendrées par la collectivisation forcée des campagnes, les procès de Moscou, l’art doit fabriquer la vitrine du pouvoir stalinien. Une monumentale peinture d’histoire clôt les débats. Maïakovski s’est déjà suicidé. Rodtchenko photographie les grands travaux du canal de la mer blanche à la Baltique et les parades sportives. Mais la terreur réclamant un contrepoids léger, optimiste, quelques peintres des avant-gardes tel Alexandre Deïneka s’essaient bientôt à des toiles sidérantes exaltant joie, liberté, avenir radieux. Ruptures et continuités d’une culture de masse qui, l’URSS ayant disparu, influence encore le pop art actuel. Il n’est que de voir la boutique de produits dérivés…

    Magali Jauffret, L'Huma, 2 avril 2019

Jusqu’au 1 er juillet, galeries nationales du Grand Palais, Paris 8 e°. Catalogue co-édition RMN/Centre Pompidou, 288 pages, 45 euros.

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