En
cette année anniversaire (1953-2013), je publie cet article de Dominique Bari
sur la fin dramatique de l’expérience politique du Dr Mossa Degh. Les
Américains ont, une nouvelle fois, joué les apparents sorciers en mettant fin
de façon violemment contraire au droit international, au droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, à cette expérience laïque, moderniste. A la place, ils
ont mis le Shah qui va ouvrir grand les portes à l’impérialisme yankee, comme
on disait à l’époque - qui est celle de la Guerre froide -, violant ainsi la
conscience nationale iranienne, le sentiment national pluri-millénaire. Les
Iraniens réagiront par la «révolution» de 1979, celle des Ayatollahs qui n’a
évidemment rien à voir avec ce qu’espérait, pour son peuple et son pays,
Mohammad Mossa Degh.
J.-P.
R.
MOSSADEGH TOMBE SOUS LES
COUPS DE LA CIA
par Dominique BARI
Mohammad
Mossadegh, alors premier ministre et symbole des revendications nationales,
s’adresse à la foule devant le Parlement de Téhéran, en octobre 1951.
Premier
ministre de l’Iran, il avait osé nationaliser les gisements pétroliers du pays.
En 1953, les puissances occidentales décident de punir l’affront par un coup
d’État. La CIA lance l’opération « Ajax ». Une réussite qui va permettre aux
États-Unis de s’implanter durablement dans la région.
"En 1953, les États-Unis ont joué un rôle
capital pour orchestrer le renversement du populaire premier ministre iranien,
Mohammad Mossadegh".
Le
19 mars 2000, devant les membres de l’American
Iranian Council, Washington reconnaît pour la première fois par la voix de
sa secrétaire d’État de l’époque, Madeleine
Albright, son "implication" directe dans le coup d’État contre le gouvernement
nationaliste iranien. Quelques jours plus tard, le rapport de la CIA déclassé
et en partie publié par le New York Times
révèle les dessous de l’opération "Ajax" (cf. infra) consacrant l’échec de la première
tentative d’un pays du tiers-monde d’acquérir la maîtrise de ses richesses
naturelles. Pour la vieille Perse, dont les Britanniques ont fait leur chasse
gardée, sa richesse est l’or noir. L’Iran en est alors le plus ancien et
principal producteur au Moyen-Orient, mais la toute puissante Anglo-Iranian Oil
Company (AIOC) en a le contrôle depuis 1914. Elle extrait chaque année 33
millions de tonnes de pétrole, mais ne reverse aux Iraniens que 10 % de ses
bénéfices.
L’homme
qui en Iran symbolise les revendications nationales est un frêle vieillard,
Mohammad Mossadegh, député de Téhéran. En 1947, suite à une grève sans
précédent des ouvriers du centre pétrolier d’Abadan, il fait voter une loi
interdisant l’octroi de toute nouvelle concession à l’AIOC sans approbation du
Parlement. Le conflit est ouvert. Il va s’envenimer avec l’élection de Mossadegh
au poste de premier ministre, le 29 avril 1951. Son gouvernement de Front
national, laïque, est soutenu par une coalition allant des religieux chiites
aux communistes du Toudeh, mais qui
appuie son programme : nationaliser
l’Anglo-Iranian Oil Company. Ce qui est fait le 1er mai 1951. Insupportable
pour les puissances occidentales ! Londres porte l’affaire devant la Cour
internationale de justice et l’ONU. Mossadegh intervient devant le Conseil de
sécurité en octobre 1951 et tient les Britanniques en échec : l’ONU et La Haye
se déclarent incompétents. Mossadegh remporte un premier succès, ce qui lui
vaut d’être désigné "l’homme
de l’année 1951" par
l’hebdomadaire américain Time. La
Grande-Bretagne impose un embargo économique et concocte une intervention
militaire pour s’emparer des champs pétrolifères, mais sans obtenir un appui
officiel des États-Unis. À Téhéran, c’est l’union sacrée autour de Mossadegh.
Le
vent tourne en 1953. À Londres, Winston Churchill est revenu au pouvoir et
trouve une écoute à la Maison-Blanche où vient de s’installer Dwight
Eisenhower. La répression maccarthyste fait rage et l’Iran devient un enjeu de
la guerre froide. "Ike" -surnom d’Eisenhower- donne
son feu vert pour renverser Mossadegh. L’opération menée par la CIA est intitulée
"Ajax". Kermit Roosevelt,
petit-fils de l’ex-président Theodore Roosevelt [1], en
sera le maître d’oeuvre. En attendant, via le Département d’État, l’ARAMCO et
les compagnies américaines reçoivent pour instruction d’inonder le marché de
pétrole afin de maintenir les prix à leur bas niveau et de sanctionner tout
acheteur de pétrole iranien.
En 1953, la répression maccarthyste fait rage et l’Iran
devient un enjeu de la guerre froide.
Le
coup d’État est en marche. L’antenne iranienne de la CIA et le plus important
réseau de renseignements britannique en Iran, dirigé par les frères Rashidian,
ont pour mission de déstabiliser le gouvernement par le biais de la propagande
et d’autres activités politiques clandestines. En quelques semaines, des
millions de dollars changent de main. Tout y est : corruption d’officiers de
l’armée, diffusion de fausses nouvelles dans les journaux, emprise sur la radio
nationale, agents provocateurs dans des manifestations. Le premier putsch prévu
dans la nuit du 15 au 16 août 1953 est un échec. Le shah s’enfuit à Rome.
Épaulé par le général américain Schwarzkopf, conseiller militaire du shah[2], Kermit
Roosevelt organise les 19 et 20 août des manifestations à Téhéran, préparant
une mutinerie militaire qui écrase les partisans de Mossadegh. Le 21, la CIA
assure le retour triomphal du shah. Le 24, Mossadegh est arrêté et condamné à
mort en décembre 1953. Sa peine est réduite à trois ans de prison et il sera
détenu en résidence surveillée jusqu’à sa mort, en mars 1967.
C’est
une victoire des États-Unis. Ils s’installent durablement dans une région où
ils n’étaient pas et assoient leur mainmise sur l’Iran via Reza Pahlavi. L’épisode démocratique est clos. Les partis
d’opposition sont décrétés illégaux et la Savak,
police politique, est mise en place avec l’aide des services secrets américains
et du Mossad. La répression qui frappe toutes les forces laïques et
nationalistes laisse un désert politique dans lequel les prêches de Khomeiny
vont s’enraciner. "En contrecarrant le nationalisme iranien, le conflit
pétrolier des années cinquante a semé le germe de la révolution islamique", analyse Mary Ann Heiss,
professeure à l’université d’État de Kent dans son livre "Empire and Nationhood : The
United States, Great Britain, and Iranian Oil, 1950-1954".
"Mon seul crime, avait déclaré Mossadegh à ses juges, est d’avoir nationalisé l’industrie pétrolière et libéré
mon pays de l’étreinte du colonialisme".
« Ajax », un cas
d’école
L’opération « Ajax
» reste pour la CIA un modèle de subversion qui inaugure une longue série de
coups d’État entièrement gérés par l’agence américaine. La CIA imagine un
scénario qui donne l’impression d’un soulèvement populaire alors qu’il s’agit
d’une opération secrète. Le succès remporté en Iran l’encourage à opérer de
façon similaire au Guatemala un an plus tard. Le président élu, Jacobo Arbenz
Guzman, est contraint à la démission face à l’avance d’une poignée de miliciens
organisés par Washington. Il s’agit de sauver les intérêts de la United Fruit Company. Si les États-Unis
enregistrent un échec cuisant à Cuba (1961), leur victoire est totale en
Indonésie en 1965. Après une campagne de propagande minutieusement orchestrée
et des faux enlèvements attribués aux communistes, s’enchaîne une méthodique et
sanglante chasse aux "athées". On avance aujourd’hui des chiffres allant de 500.000
à 2 millions de tués. Il en fut de même au Chili en 1973, et l’actualité
internationale nous conforte dans l’idée que la CIA se réfère encore à
l’opération "Ajax".
Dominique
BARI
[1]
Ne pas confondre avec Franklin D. Roosevelt. JPR
[2]
Père du futur commandant en chef des troupes américaines lors de la 1ère
guerre du Golfe (1990-1991). DB.