Cet article inaugure une série sur les frontières, la variation des frontières des pays de l’Europe centrale et orientale (PECO). Ce sont les problèmes posés en 1919 qui rebondissent en 1939 qui sont à l’origine de ce questionnement, mais comme chaque fois, il faut remonter dans le temps pour mieux comprendre le présent. Si bien que ce qui ne devait constituer qu’un article se transforme en une série. Mais ce n’est plus un clic sur la souris qui peut faire peur maintenant. Le premier article porte sur la complexité de la situation ethno-linguistique de cette partie du continent qui correspond à l’isthme qui va de la Baltique à la Mer Noire. En hors-d’œuvre, je présente la carte de géographie physique de l'Europe centrale et orientale. La plaine germano-polonaise, d'origine sédimentaire jouxte la "table russe" qui elle est un tablier granitique, un socle primaire. C'est la route des invasions, donc des mélanges.
A la fin de la guerre 14-18, lors des négociations de Versailles, les vainqueurs se sont trouvés devant une lourde tâche : délimiter les États nouveaux qu’ils voulaient soit créer, soit ressusciter. Autrement dit, se posait le problème des frontières. Comme le XIX° a été le siècle des révolutions nationales, et comme le président Wilson est arrivé avec ses 14 points, il fallait que ces frontières correspondissent aux limites de l’espace géographique occupé par chacune des nationalités. Le Haut Conseil (dit parfois Conseil suprême) des forces alliées créa diverses commissions spécialisées par thèmes ou par aires géographiques. C’est ainsi que fut créée la Commission chargée d’étudier les questions territoriales relatives à la Pologne (c’est son titre exact). Seulement voilà, nous sommes ici dans un imbroglio, une macédoine [1] gigantesque. Les cartographes ont dû avoir bien du mal à effectuer leur travail. Lequel n’est pas neutre : parler allemand signifie-t-il que l’on est Allemand ? Le professeur Eisenmann, que j’ai cité dans un autre article, expert près les ambassadeurs de Versailles, accuse les statisticiens hongrois de classer tous les magyarophones dans la nationalité « Hongrois ». Le sang ? Mais il y eut tellement de mariages mixtes ! et puis, ces peuples vivaient sous la tutelle d’immenses empires où ils avaient la liberté de circulation et d’installation, les pouvoirs locaux faisant venir des colons/pionniers pour valoriser telle ou telle terre, etc… Bref, c’est insoluble. De plus, en 1919-1920, on se refuse au déplacement des populations.
Cette exceptionnelle complexité apparaît à la lecture des cartes suivantes. 1. Ostdeutsche Heimat in karte-bild-wort, List Verlag, Francfort, Munich, Berlin, Hamburg, 1950, 52 p. Page 41. 2. Carte des zones de parler allemand, Ostdeutsche Heimat in karte - bild - wort, page 43. 3. Carte de la G.U. de Vidal de la Blache, établie par E. de Martonne, 1931.
Mais auparavant, il faut s’interroger sur le dénombrement de la population. Les recensements Les auteurs comme De Martonne ou L. Eisenmann n’ont de cesse de dénoncer les méthodes avec laquelle ont été établis les recensements. Ils parlent de la « statistique souvent trop habile » de l’administration hongroise, ils demandent des « recensements précis, plus impartiaux que les anciens dénombrements hongrois affectés par la magyarisation », ils remettent en cause la doctrine allemande de « la nationalité obligatoire au nom de la langue »… De Martonne écrit au sujet des conditions ethniques de l’État tchécoslovaque au moment de sa création : "La situation est en réalité moins défavorable que ne l'indique (les) chiffre(s) brut(s). Tout d'abord, il y a des réserves à faire sur le nombre des Allemands et des Magyars donné d'après les statistiques autrichienne et hongroise. Les recensements successifs montrent des variations telles, dans certaines communes, qu'on peut douter de la valeur du critérium "langue usuelle" comme signe de la nationalité. Le seul relevé des "Allemands" qui parlent le tchèque et des "Magyars" parlant le slovaque permet de supposer que le nombre des Tchécoslovaques devrait être augmenté de plusieurs centaines de mille". Dès lors, si les citoyens qui parlent le tchèque (en plus de l’allemand) sont recensés comme slaves, leur proportion dans l’État nouveau passe de 55 à 66%. Si les Magyars qui parlent slovaques sont classés dans les catégories des slaves, la proportion des Magyars passe de 30 à 22%. Notons bien que cette disposition se rencontre partout. Ainsi, le recensement de 1931 en Pologne indique les pourcentages des différentes ethnies des voïvodies en fonction de la « langue maternelle» Mais qu’est-ce ? "Cette circonstance résulte des possessions
polonaises d'Ukraine et de la fédération avec la Lituanie. Dans ces deux pays
les Polonais ethniques étaient une minorité distincte. Être Polonais, dans les
terres non polonaises de la République, relève
alors beaucoup moins d'une appartenance ethnique que d'une religion et de rang
(souligné par moi, JPR). C'est une
désignation principalement réservée à la noblesse terrienne parmi laquelle des
Polonais mais aussi beaucoup de non-polonais convertis au catholicisme dont le
nombre croît de génération en génération. Pour un noble non-polonais, une telle
conversion signifie une étape d'un processus de polonisation suivi par
l'adoption de la langue et la culture polonaises". Si l’on suit ce
texte (article Wiki, "République des deux nations", mais De Martonne
dit à peu près la même chose dans sa G.U. de 1931), on aboutit à la conclusion
que l’enfant d’une Ruthène polonisée aura pour langue maternelle le polonais et
sera recensé parmi les Polonais. Si bien que ce recensement de 1931 est très
peu fiable. D’autant plus que des terres non polonaises ont été données à la
nouvelle Pologne et que la nouvelle administration de Varsovie avait tout
intérêt à démontrer l’hégémonie, la primauté des sujets de Pilsudski partout. Je reviendrai sur ce point très important. Par conséquent, les cartes établies doivent être lues avec esprit critique et en tenant compte de leur auteur. Et
il faut dire aussi que cette querelle de la « nationalité »
empoisonne tous les écrits et débats. Ainsi nos mandarins de la Sorbonne d’après-guerre
insistent lourdement pour dire que le sud de la Prusse orientale est peuplé de « Polonais »
(cf. la carte GU numérotée 6, par exemple). Or, les résultats des plébiscites
organisés par la SDN montrent que ces « Polonais » sont totalement
germanisés. Ce qui ne saurait (ou n’aurait pas dû) surprendre des Français qui
ont une autre conception que la sanguinité pour définir la nationalité d’un
individu et ont réclamé à cor et à cri le retour des Alsaciens-Mosellans dans
le nid familial. A.Ostdeutsche Heimat in karte - bild - wort, List Verlag, Francfort, Munich, Berlin, Hamburg, 1950, 52 pages. Page 41.
Cette carte n°1 figure dans tous les atlas allemands d’après-2°guerre que j’ai pu consulter. Elle est emblématique de la nostalgie allemande ; elle semble dire : regardez jusqu’où nous étions établis, comprenez-vous pourquoi en Europe orientale, nous étions chez nous ? Ressentez-vous la douleur de l’amputation que nous avons subie avec ce repli, ce raccourcissement sur la ligne Oder-Neiss ? L’auteur de la carte utilise une forte couleur rouge pour indiquer la localisation des Allemands (Deutsch) et des dégradés de rouge pour tout ce qui est germanique (légende, en haut à droite). La mise en valeur est évidente. Le procédé des barres parallèles et des petits parallélogrammes disséminés rend compte de la dispersion des entités ethno-linguistiques et de leur intrication. La grande palette de verts utilisée montre également la grande variété de peuples slaves. A cela s’ajoutent les populations de langues finno-ougriennes - langues non-indo-européennes - avec les Hongrois, très dispersés. Plus les latins et quelques turcophones. Tout cela rend compte, malgré tout, d’une extrême complexité et la tâche des experts, à Versailles, pour définir les frontières des nouveaux États ne fut pas simple.
Le Drang nach Osten Le Drang nach Osten (« Marche vers l'Est » en allemand) ou Ostkolonisation était à l'origine un mouvement de colonisation germanique vers l'est, depuis la première moitié du XIIe siècle et jusqu'au XIX. Ce n’est pas vers l’ouest que peut se faire l’expansion allemande : c’est le « monde plein » cher à P. Chaunu avec ses paroisses de 500 habitants à peu près partout. Le vide, la place, les espaces sont vers l’Est. L’ ostkolonisation commence avec les Ordres germaniques et les villes de la Hanse créées par le shipping milieu allemand. "Toutes les cités hanséatiques adoptèrent plus ou moins complètement le droit lübeckois" écrit Henri Brunschwig [2] qui ajoute que la Hanse regroupa jusqu’à 166 villes dans un domaine dont la limite méridionale passait pas Cologne, Erfurt, Breslau, Cracovie, Thorn, Elbing, Königsberg, Golding, Riga, Dorpat. Carte n°2 : villes de la Hanse et des territoires des Ordres germaniques. Wiki nous offre cette petite synthèse : Un peuplement germanique s'est répandu plus pacifiquement (que sur les terres des Chevaliers Teutoniques, JPR) dans plusieurs régions de l'Europe centrale, avec l'installation de paysans, de marchands et d'artisans. En Transylvanie, aujourd'hui en Roumanie, les Saxons ont commencé à coloniser le pays dès le XIIe siècle, à la demande du roi de Hongrie, suzerain des voïvodes transylvains. Ce type de colonisation se poursuit irrégulièrement en Europe centrale et orientale, jusqu'au XVIIIe siècle, notamment dans le cadre de l'Empire autrichien, mais aussi du royaume de Prusse et de l'Empire russe. Les Allemands deviennent majoritaires dans les piémonts frontaliers de Bohême et de Moravie (Sudètes) ou dans certaines régions de Pologne (Silésie, Poméranie). Dans ces deux dernières régions, la politique de germanisation, se traduisant par l'usage obligatoire de la langue allemande et la domination foncière des nobles prussiens (junkers), a été pratiquée au XIXe siècle par le royaume de Prusse, puis le Deuxième Reich. Les Allemands constituent également des communautés importantes en Transylvanie, Hongrie, ex-Yougoslavie ou dans les Pays baltes. De nombreuses autres communautés furent implantées aux XVIIIe et XIXe siècle dans le Banat, le Boudjak, en Ukraine et en Russie méridionale. Droit de la ville La pénétration de l’influence allemande dans les PECO s’est effectuée avec un article d’exportation originale qui est le droit de la ville. Le droit de la ville se présente sous des avatars particuliers : il y a le droit le la ville de Lübeck, celui de Magdebourg et une sorte de filiale : le droit de Kulm, le droit de Nuremberg, etc… De quoi s’agit-il ? Voici ce que dit Wiki à l’article "Droit de Magdebourg" : "Ce qu’on appelle le droit de Magdebourg est une forme de droit urbain originaire dans la ville de Magdebourg et qui a eu une influence considérable sur le droit urbain en Europe de l’Est, souvent dans sa variante silésienne et polonaise, le droit de Neumarkt, ou dans sa variante septentrionale, le droit de Culm (ou Kulm), qui s’est propagé dans toute la Prusse occidentale et la Prusse orientale. Le droit de ville en général prend ses racines dans le droit coutumier des marchands, dans les privilèges accordés par le seigneur et dans les règles décidées par la communauté elle-même. À l'intérieur de la ville il garantissait aux citoyens leur liberté personnelle, leur droit de propriété, leur intégrité physique et leurs vies et il réglait l'activité économique".
Le
titre de la carte n°3 ci-dessus peut être traduit de la manière
suivante : « villes allemandes
et villes de droit urbain allemand en Europe orientale »[3]. Elle est très impressionnante. Les villes
représentées par des triangles ont adopté le droit urbain lübeckois ; par
un cercle, le droit urbain de Magdebourg et de Kulm ; par un carré le
droit de Nuremberg, etc... Les couleurs correspondent à la période de "colonisation".
Mais la carte de l’atlas Ostdeutsche Heimat in karte-bild-wort montre bien plus efficacement la projection de l’influence allemande vers l’Est. Je l’appelle carte n°4. Son titre : "Diffusion vers l’Est des droits urbains allemands". La légende indique « villes avec le droit de Magdebourg » (rond rouge), etc... D’où la carte n°5 page 43 du Ostdeutsche Heimat in
karte - bild - wort Pour
sûr, la carte de l’article Drang nach
Osten (Wiki) est bien meilleure graphiquement : Mais cette carte est établie à Leipzig, pendant l’entre-deux-guerres, période durant laquelle le traité de Versailles n’est accepté par personne. L’extension de la couleur rouge est exagérée (carte 5bis). Cette carte n°6 apporte d’autres précisions, surtout concernant le peuplement slave dont je n’ai pas parlé jusqu’à présent. Entre Allemands et Russes, s’interposent quelques grandes unités ethno-linguistiques : les Polonais, les Lituaniens, les Belarusses ou Blancs-Russes dans les ouvrages de l’entre-deux-guerres et les Ukrainiens qu’Emmanuel de Martonne appelle systématiquement Ruthènes. Il y a d’autres minorités. De Martonne a choisi un jaune bien pâle pour les espaces de nationalité allemande, priorité est donnée aux Polonais avec ce gris anthracite et aux Lituaniens face auxquels la blancheur des Ukrainiens et le mauve léger des Blancs-Russes ont peine à exister. Cette carte est plus précise que la précédente (numérotée 1).
Par-dessus la colonisation allemande, s’est superposée –sans forcément s’y substituer- une colonisation polonaise. Les Polonais ont, en effet, nous le verrons plus en détail, dominé l’isthme qui va de la Baltique à la Mer Noire. La carte ci-dessous –carte n°7- montre la République des deux Nations au moment de sa plus grande extension. Elle
est appelée ainsi parce que les deux nations dominantes sont la Pologne et la
Lituanie, toutes deux catholiques, toutes deux contre-réformées. Ça aide. La carte
montre que la « Couronne » -c’est ainsi que l’on appelait la Pologne et
son roi- dominait la presque totalité de l’Ukraine actuelle (jusqu’au premier
XX° siècle, on appelait les Ukrainiens : Ruthènes). E. de Martonne,
géographe spécialiste des PECO, écrit ceci en 1930 : "La poussée vers l'Est de la monarchie polonaise était naturelle chez un État ayant conscience d'être le boulevard de l'Occident ; par l'union avec le grand-duché de Lituanie (1569), la Pologne s'avançait jusqu'au golfe de Riga au Nord-Est, jusqu'au Dniepr à l'Est, et presque jusqu'à la mer Noire au Sud-Est. L'infiltration des Polonais dans les masses ruthènes (= ukrainiennes) et blancs-russes a créé un état de choses qui justifie dans une certaine mesure la fixation de la frontière actuelle, bien en deçà de la frontière du XVIII° siècle". Cette « infiltration » est confirmée par le texte suivant : "Cette circonstance résulte des possessions polonaises d'Ukraine et de
la fédération avec la Lituanie. Dans ces deux pays les Polonais ethniques (sic)
étaient une minorité distincte. Être
Polonais, dans les terres non polonaises de la République, relève alors beaucoup moins d'une appartenance ethnique que d'une
religion et de rang. C'est une désignation principalement réservée à la
noblesse terrienne parmi laquelle des Polonais mais aussi beaucoup de non polonais
convertis au catholicisme dont le nombre croît de génération en génération.
Pour un noble non polonais, une telle conversion signifie une étape d'un
processus de polonisation suivi par l'adoption de la langue et la culture
polonaise". (article Wikipaedia "la République des deux Nations). On
le constate : on retrouve les conditions
d’établissement des listes de « nationaux » pour la
délimitation des frontières. L’administration Pilsudski, qui s’apparente par
bien des aspects au fascisme, fera tout pour « poloniser » les
recensements. L’Histoire lui avait donner des matériaux pour le faire. On constate aussi que cette carte n°7 est la marque graphique du rêve des Occidentaux de 2014/2016 : toute l'Ukraine à l'Ouest ! Il serait utile de s'interroger sur les conditions de son élaboration. Cette carte explique la vigueur du sentiment anti-russe et la volonté de revanche des dirigeants actuels de la Lituanie et de la Pologne... à suivre : Frontières PECO 2ème partie. Pologne ou la République des Deux Nations. Disparition & renaissance. [1]
Le mot commun de macédoine vient en effet de la Macédoine, région des Balkans
célèbre pour la pluralité ethnique de son peuplement.Le mot sera repris par un membre éminent de la sous-commission pour la frontière orientale de la Pologne (Versailles). [2] "L’expansion allemande outre-mer", coll. Études coloniales, PUF, 1957. [3] Atlas Westermann, édition 1981/82, page 75. |