ÉMEUTES DE LONDRES : UNE EXASPERATION MONDIALE,

publié le 14 août 2011, 12:28 par Jean-Pierre Rissoan

Entretien avec Alain Bertho,

Chercheur et professeur d’anthropologie à l’université Paris VIII,

Spécialiste des phénomènes émeutiers.

 

Pour Mediapart, A. Bertho revient sur la genèse des émeutes britanniques, mais aussi sur leurs points communs avec l’embrasement des banlieues françaises en 2005, et sur le rôle joué par les nouvelles technologies dans ces révoltes, à Londres, comme dans le reste du monde.

Les émeutes de Londres s’inscrivent-elles dans un contexte plus général d’insurrection ?

Il y a eu, depuis janvier et un peu partout dans le monde, un petit millier d’événements de gravité diverse, qui ont des caractères communs d’affrontements entre les gens, les forces de police et les États. De ce point de vue là, les émeutes de Londres s’inscrivent dans l’air du temps. Elles ont été déclenchées après la mort d’un jeune, abattu par la police dans des circonstances obscures si l’on en croit la presse britannique. Cet événement est un événement classique de déclenchement d’affrontements, qui sont des révélateurs ensuite de tensions qui n’arrivent pas à s’exprimer dans le jeu politique traditionnel. 

Des émeutes après la mort d’un jeune, il y en a déjà eu une petite vingtaine dans le monde depuis le 1er janvier 2011. Après, chaque émeute, chaque situation, chaque explosion de colère de ce type, a ses caractéristiques. Cela nous dit des choses qui n’apparaissent pas dans le débat politique traditionnel. 

Les politiques de rigueur des États soumis aux diktats des marchés financiers jouent un rôle dans ces émeutes. Les États, puissants ou non, reportent les exigences budgétaires sur les populations. A cela s’ajoute la généralisation des politiques sécuritaires et policières dans le monde entier. C’est une matrice émeutière tout à fait efficace. On la trouve partout : en Grèce, en Italie, dans les pays africains... C’était également le cas en Tunisie. La révolution tunisienne a démarré après le suicide d’un jeune qui avait été humilié et maltraité par la police, une fois de plus. Si autant de jeunes se sont sentis concernés, c’est que ça ne devait pas être un phénomène isolé. Dans un pays où la corruption était telle qu’il était évident qu’on faisait payer le capitalisme financier à la population, tout a fini par exploser. Nous sommes devant une matrice mondiale. Le reste se donne à voir et se développe dans des circonstances à chaque fois particulières, nationales.

La perte de légitimité des Etats qui négligent leurs peuples : Les relations entre les forces de l’ordre et la jeunesse seraient donc l’une des causes des émeutes britanniques ?

D’après les témoignages sortis dans la presse britannique, il semblerait que nous soyons, en Angleterre, dans des phénomènes de tensions extrêmes, de violences symboliques ou réelles vis-à-vis des classes populaires, qui s’apparentent à la situation française. Si des milliers et des milliers de gens se sentent concernés par la mort d’un jeune dealer alors qu’eux-mêmes, ne sont pas forcément dealers, c’est que le contentieux est très grave et le vécu quotidien vraiment insupportable. De ce point de vue là, la logique sécuritaire, qui fait de la police la quintessence de l’esprit de l’État, semble avoir lieu aussi dans d’autres pays que la France, notamment en Grande-Bretagne. Cela finit toujours mal. C’est également vrai en Chine, où il y a eu quelques émeutes ces dernières semaines qui prouvent que les rapports entre la population et la police ne sont pas bons. 

Les États, quelle que soit leur couleur politique, sont aujourd’hui obligés de mener des politiques d’austérité. Ils finissent par perdre leur légitimité en négligeant les intérêts de leur peuple. La logique sécuritaire, c’est ça : une recherche de légitimité dans la peur, dans l’affrontement, dans la tension.

La manifestation monstre du 30 juin dernier contre la politique d’austérité du gouvernement britannique peut-elle être interprétée comme un signe annonciateur des événements actuels ?

Dans les dernières heures de la manifestation du 30 juin, on pouvait voir les prémisses de ce qui se passe aujourd’hui. Cette manifestation s’est terminée dans l’affrontement, ce qui est assez exceptionnel pour l’Angleterre. De la même façon, je mettrais dans les signes annonciateurs les débordements des manifestations étudiantes, et notamment la mise à sac du parti conservateur, au printemps. On a là, sur différents fronts sociaux, une incapacité à tenir un dialogue politique de la part du pouvoir – ou une volonté, peut-être, de ne pas le faire – qui conduit les gens à se faire entendre autrement. Ce qui est pour l’instant un phénomène assez européen et qu’on ne retrouve pas ailleurs, c’est la séparation des choses. Il y a, d’un côté, des étudiants qui se sont affrontés avec la police pour s’opposer aux réformes universitaires britanniques et, d’un autre, les émeutes de ces trois derniers jours. Ces deux événements apparaissent encore, subjectivement et politiquement, au Royaume-Uni, comme des phénomènes séparés. Ce qui n’était pas le cas en Tunisie, en Égypte ou au Sénégal. Dans ces pays-là, une jonction s’est faite entre la jeunesse populaire la plus pauvre et la jeunesse plus aisée

L’expression d’une impasse politique de plus en plus flagrante : La presse britannique a rapproché les émeutes actuelles de celles survenues dans le même quartier de Tottenham en octobre 1985. Cela est-il justifié ?

Je pense que nous sommes dans une nouvelle période. Même si les événements sont localisés au même endroit, ce ne sont pas les mêmes acteurs. Par ailleurs, nous sommes dans un contexte de rigueur qui n’est pas exactement le même qu’à l’époque, dans la mesure où il y a 20/25 ans, nous pouvions encore penser que la situation résultait du choix délibéré d’une politique nationale et de Madame Thatcher en particulier. Aujourd’hui, ce ne sont même plus les États qui décident, ce sont les agences de notation. L’impasse politique est encore plus flagrante. Certes, il doit y avoir des points communs entre les deux phénomènes émeutiers, mais mon hypothèse est plutôt que nous sommes dans autre chose.

Un autre rapprochement inévitable : les émeutes françaises de 2005. Qu’ont de commun les événements britanniques et l’embrasement des banlieues de l’Hexagone ?

Les émeutes de Londres sont plus organisées que celles de 2005 en France. Et les acteurs sont plus âgés. Les mouvements britanniques semblent recevoir l’assentiment tacite d’une bonne partie de la population qui n’y participe pas, mais qui n’y est pas forcément opposée. J’ai entendu ce matin à la télévision un habitant du quartier qui disait : « Plutôt que de s’en prendre au petit commerce, ils feraient mieux de s’en prendre aux commissariats ». C’est quand même une façon assez curieuse de s’opposer à l’émeute. En 2005, en France, c’était plus clivé. Dans les quartiers où des voitures brûlaient, les gens n’étaient pas forcément scandalisés par ce qu’il se passait, mais c’était très localisé. À Londres, il semble que le phénomène soit plus large. 

Il y a un phénomène qui commence à ressembler à ce qui s’est passé en France : l’extension géographique. Il faudra le regarder de près pour voir s’il se prolonge ou non dans les jours qui viennent (ITW publiée le 10 août, JPR). L’émeute commence par le quartier concerné, puis s’étend dans d’autres quartiers de Londres, avant de gagner Birmingham, Bristol... Le mode opératoire des émeutes britanniques est beaucoup plus violent et plus explicite que celui des événements français. En 2005, il y a eu relativement peu de pillages, d’incendies et d’affrontements directs avec la police par rapport à la durée des choses. A Londres, nous sommes passés dans autre chose. A l’exaspération que l’on retrouve sous toutes les latitudes, due à l’attitude des forces de police vis-à-vis des classes populaires et des jeunes en particulier, s’est greffée une exaspération sur les politiques de rigueur et sur l’extension sans fin des inégalités sociales, y compris dans les pays les plus développés. Là, on a visiblement les deux phénomènes. On sent que la marmite bouillait depuis longtemps et que l’on a juste enlevé le couvercle. 

Les pillages sont également très parlants. J’ai assisté en 2005 à la destruction des vitrines d’un centre commercial de Saint-Denis : pas une chaussette n’avait disparu de la vitrine. L’acte montrait que l’on marquait le territoire en cassant des choses, en prouvant qu’on était là, mais il n’y avait pas de pillages. Le fait d’aller prendre des choses, de se servir au fond en piochant dans tout ce qui est interdit d’habitude faute d’argent, cela dit des choses supplémentaires. La question des inégalités sociales, des politiques de rigueur, est plus présente dans la subjectivité des émeutes de Londres qu’elle ne l’était en 2005 en France.

Si la police attaque, les jeunes répondent : Comment expliquer que certains mouvements, comme celui des « indignés » espagnols, restent pacifiques, tandis que d’autres se muent en violences urbaines, comme à Londres ?

Les mouvements pacifiques comme ceux des «indignés» espagnols sont un phénomène nouveau. On retrouve les tentations de manifestations pacifiques du début du mouvement altermondialiste, mais ces dernières se sont assez vite terminées en émeutes. 

Ce n’est pas assuré que le mouvement espagnol reste pacifique. Ce qu’il s’est passé cet été prouve que la possibilité d’affrontement reste là. Il y a eu des heurts à chaque fois que l’État a décidé d’évacuer soit la place de la Catalogne à Barcelone, soit la place de la Puerta del Sol à Madrid, soit n’importe quelle autre place dans les petites villes espagnoles où la mobilisation avait eu lieu. Il ne s’agit pas d’un principe absolu : si la police attaque, les jeunes répondent.

Les nouvelles technologies, et notamment la messagerie BlackBerry (BBM), semblent jouer un rôle majeur dans l’organisation des émeutes britanniques... Les émeutes évoluent avec les nouvelles technologies, quel que soit le type d’émeutes. On l’a d’ailleurs vu pour le printemps arabe... La police de Philadelphie, aux États-Unis, se préoccupe de cette question depuis au moins deux ans, en se penchant sur les rapports entre l’usage de Twitter et les razzias collectives dans les supermarchés de la ville. Les réseaux sociaux sont des outils d’organisation extrêmement souples, non hiérarchiques, non discursifs, qui permettent de coordonner un acte en temps réel. La propagation des émeutes, par contre, relève de la subjectivité. Elle est dans la colère, dans l’exaspération. Il ne faut pas prendre l’outil pour la cause. Si l’outil est tout à fait adapté à ces formes de mobilisations, la décision d’aller se mettre en danger est de l’ordre de la psychologie, de la subjectivité, de l’arbitraire personnel. Cela n’a pas grand-chose à voir avec les technologies.

Comment envisagez-vous l’évolution des événements en Grande-Bretagne ?

Il y a deux évolutions possibles : soit les choses s’enkystent dans les endroits où ça a déjà éclaté et ça finit par disparaître d’ici quelques jours, soit ça continue à s’étendre. S’il y a un maintien du cycle émeutier, c’est forcément dans l’extension géographique. 

À chaque fois qu’il y a eu des phénomènes de cette ampleur – en France en 2005, en Grèce en 2008 –, on ne sait pas pourquoi ça s’arrête. C’est très difficile à prévoir, comme il est très difficile de prévoir quand les émeutes éclatent. On peut toujours évoquer des causes structurelles, mais on ne se sait pas pourquoi les événements se déclenchent à un moment précis, pourquoi c’est ce jeune là qui va déclencher la colère plutôt qu’un autre.

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