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L’Italie de 1919 à 1922 : creuset du fascisme mussolinien (2éme partie)

publié le 17 févr. 2019, 02:35 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 17 févr. 2019, 07:04 ]
 Voici la seconde partie de ce travail sur l'histoire de l'arrivée LÉGALE du fascisme au pouvoir en Italie. le mot clé de l'exposé est évidemment le mot FASCISME dérivé du radical faisceau. J'ai la faiblesse de penser que la définition que je donne dans mon livre permet le mieux d'appréhender le sens de ce mot, la voici : 

    

Un écrivain, admirateur de Barrès, écrira quelque temps plus tard en 1912, "enfin, nous verrons peut-être (…) l'éclosion d'une pensée politique assez ferme pour réunir en un même faisceau les forces matérielles et morales de la France, et leur donner cette direction convergente, faute de quoi tant d'énergies se dépensent inutiles, s'épuisent ou se relâchent". Cette citation a le mérite –c'est sans doute le seul- d'aider à comprendre l'étymologie du mot "fascisme" : c'est le faisceau. Les faisceaux étaient, à l'origine, des verges liées autour d'une hache qui formaient le sceptre du licteur, officier romain. L'idée du sceptre est elle-même née de la gerbe de blé (Alphonse de Châteaubriant publiera, en 1937, un livre à la gloire du nazisme qu'il intitulera "la gerbe des forces"). Le faisceau symbolise l'unité, l'union. Et les fascistes se proposent de rassembler des grandes forces "verticales", parallèles et donc destinées initialement à ne pas se rejoindre. Des partis, des classes sociales, des idéologies, tous et toutes plus ou moins concurrent(e)s, peuvent et doivent selon eux "converger" pour sacrifier à l'intérêt national.Traditionalisme & Révolution, Chapitre XI, La Gueuse. (à lire, ici-même)
J.-P. R.

 


LA MONTÉE DU FASCISME

    Dans cette Italie troublée et meurtrie des années 1919-1920, les fascistes vont se présenter comme les sauveurs de l'ordre. La naissance du fascisme et ses premiers progrès sont largement dominés par la personnalité de Benito Mussolini

I.

BENITO MUSSOLINI, BIOGRAPHIE SOMMAIRE, 1883-1919

 

    a)   LES ANNÉES D'INCERTITUDES ET D'ERRANCES

Mussolini est né le 29 juillet 1883 à Predappio près de Forli, en Romagne. Fils d'un forgeron socialiste et athée, qui se proclame disciple de Bakounine, il a une enfance dure, indisciplinée. A 18 ans, élève au collège de Forlimpopoli, il obtient un diplôme d'instituteur et s'inscrit bientôt au Parti Socialiste.

En 1902, afin de se soustraire au service militaire, il s'exile en Suisse, où il connaît une dure existence, faisant un peu tous les métiers : maçon, commis de boutique, propagandiste, manœuvre. Il a alors de nombreux contacts avec des réfugiés politiques et notamment avec des socialistes et des anarchistes russes en exil. Rentré en Italie en 1904, il accepte de passer deux ans à la caserne, redevient instituteur, participe aux luttes agraires dans sa province, s'installe quelques temps à Trente, où il collabore avec l'irrédentiste Cesare Battisti, est expulsé d'Autriche en 1909, rentre alors en Italie.

En fin de compte, ces temps difficiles sont pour lui des années de formation. Par des conversations, par des lectures souvent décousues, il découvre théoriciens socialistes, romanciers et philosophes (Marx, Nietzsche, Georges Sorel et ses Réflexions sur la violence…) et il apprend le français et l'allemand.

 

    b) LE MILITANT SOCIALISTE.

A son retour en Italie, il devient un militant socialiste ardent, intransigeant et fougueux, antibourgeois et antimilitariste, bientôt assez connu pour qu'en décembre 1912, on lui confie la direction du journal socialiste Avanti, créé à Milan en 1896. Jusqu'en octobre 1914, il demeure fermement hostile à toute collaboration avec l'État bourgeois et suscite ou encourage quelques grèves générales ; quand la Première Guerre mondiale a éclaté, il a défendu l'idée du neutralisme nécessaire.

 

    c) LA RUPTURE DE 1914 : MUSSOLINI NATIONALISTE.

Brusquement, en octobre 1914, Mussolini réclame l'intervention de l'Italie aux côtés des Alliés. II est alors exclu du P.S.I, et fonde son propre journal, Il Popolo d'Italia, qui devient vite l'un des principaux organes de la presse nationaliste "interventionniste".

Voici en quels termes Mussolini a rédigé l'éditorial, intitulé "Audace", du premier numéro du Populo Italia

"A une époque de liquidation générale comme la nôtre..., la propagande contre la guerre est la propagande de la lâcheté...; qu'on la laisse aux prêtres..., aux jésuites…, aux bourgeois..., aux monarchistes. "La tâche des socialistes révolutionnaires ne pourrait-elle être de réveiller de la conscience endormie des multitudes, de pas jeter des pelletées de chaux vive à la face des morts - et ils sont si nombreux en Italie - qui s'obstinent dans l'illusion de vivre? [ ... ] "C'est à vous, jeunesse de l'Italie..., c'est à voua que je jette mon cri d'appel..., ce cri, ce mot que je n'aurais jamais prononcé en temps normal et qu'aujourd'hui je lance très haut à pleine voix... C'est un mot effrayant et fascinant : Guerre."[1]

 On discute toujours sur les mobiles de cette volte-face nationaliste, de cette "conversion" de Mussolini. Il ressort de la mise au point de P. Guichonnet, dans Mussolini et le fascisme (P.U.F., 1966) que Mussolini est devenu interventionniste pour des raisons multiples: ambitions personnelles, soif d'action, "encouragements" sous forme de subventions au Popolo d'Italia de la presse conservatrice, de grandes firmes capitalistes, comme Edison ou. Fiat, ainsi que des socialistes français et belges et, très probablement, des fonds secrets français.

En 1915, Mussolini, mobilisé, part vers le front avec le grade de caporal. Blessé en février 1917, au cours d'un exercice fait à l'arrière (sic), il est alors réformé et reprend en juin la direction du Popolo d'Italia.

Dans les colonnes de son journal, en "polémiste au style percutant", il combat le défaitisme au lendemain du désastre de Caporetto et soutient avec la plus grande vigueur les thèses nationalistes et bientôt annexionnistes. Après les traités de paix, ce sont de vives protestations contre la part injuste faite à l'Italie. Mussolini se livre dès lors à une- violente mise en cause du régime parlementaire, rendu responsable de la "victoire mutilée" (formule de G. d'Annunzio). Ne parle-t-il pas en effet de

"ce groupe d'hommes pestiférés et syphilitiques du parlementarisme... et qui ont aujourd'hui dans leurs mains artério-sclérosées les destins de l'Italie, ce groupe d'hommes qui se nomment ministres [et qui) ne méritent pas d'autres définitions que- celles de bâtards, d'idiots, de mystificateurs." Cité par Max GALLO, Op. cit.

Ainsi l'homme a évolué du socialisme au nationalisme, du pacifisme à l'interventionnisme, de la démocratie à l'apologie de la violence. Cette évolution est celle de bien des Italiens pendant la même période qui voit naître et se développer le fascisme.

2.

NAISSANCE ET ESSOR DU FASCISME

 

a) LA CRÉATION DES "FAISCEAUX ITALIENS DE COMBAT".

Le 23 mars 1919, Mussolini, qui avait constitué à Milan, deux jours plus tôt, le premier fascio, y crée, avec une poignée (119 hommes, dont le futuriste Marinetti) d'anciens combattants des troupes d'assaut (les arditi), d'anarcho-syndicalistes et de républicains, les Fasci Italiani di Combattimento (= Faisceaux italiens de combat). Le terme "faisceaux" évoque les licteurs de l'ancienne Rome, symbole de la force et de l'autorité. Mais il rappelle aussi des souvenirs plus récents : faisceaux de paysans anarchistes siciliens de 1893 ou "faisceaux d'action révolutionnaire" rassemblant en 1914, ses militants interventionnistes.

Les buts du mouvement fasciste sont, pour l'instant, extrêmement confus. Le programme initial du fascisme, adopté le 23 mars 1919, mêle aux revendications territoriales sur Fiume et la Dalmatie des préoccupations socialisantes, républicaines, et un verbalisme de- gauche. En voici quelques passages :

"Établir une Assemblée constituante, laquelle sera la section italienne de la Constituante des peuples ; elle procédera h la transformation radicale des bases politiques et économiques de la communauté en assurant ainsi un développement régulier.

- Proclamer la République italienne. ( …).

- Souveraineté du peuple, exercée par le suffrage universel ; vote des femmes; garantie de l'initiative populaire, du référendum et du veto.

- élimination de la bureaucratie irresponsable. (…).

- Suppression des sociétés anonymes industrielles - et financières.

- Recensement et taxation de la richesse privée. (…).

- Confiscation des surprofits de guerre ; bannissement des -parasites qui ne se rendent pas utiles â la société ; taxation des héritages ; confiscation des biens ecclésiastiques pour les attribuer aux institutions d'assistance.

-Réorganisation de la production sur des hases coopératives et participation des travailleurs aux bénéfices.

- La terre aux paysans avec culture en coopération

- Gestion des industries, des transports et des services publics confiée aux syndicats de techniciens et de travailleurs."[2]

         Dans le Popolo d'Italia du 23 mars 1919, Mussolini commente ainsi ce programme :

 "Nous nous permettons le luxe d'être aristocrates et démocrates, conservateurs et progressistes, réactionnaires et révolutionnaires, légalistes eu illégalistes, suivant les circonstances de temps, de lieu, de milieu ".

         Les débuts du mouvement fasciste sont difficiles. Les faisceaux ne comptent que 17.000 adhérents à la fin de l'année 1919 et les résultats des élections de novembre 1919 sont peu brillants pour les fascistes. Ils n'ont aucun élu et à Milan la seule liste qu'ils avaient présentée obtient 4.795 voix contre 170.000 aux socialistes.

         Cependant, trois ans plus tard, après un foudroyant essor de l'organisation qu'il avait fondée, Mussolini était désigné comme Président du Conseil et s'installait au pouvoir. Dans quelles conditions a pu se produire une aussi spectaculaire poussée du fascisme ?

 b) LES PROGRÈS FASCISTES.

          De 1919 à 1921, le mouvement fasciste - qui est devenu Parti National Fasciste en novembre 1921 - passe de 1.000 à 310.000 adhérents, répartis en 2.000 sections (720.000 adhérents en mars 1922). Il semble que l'on peut attribuer ces rapides progrès à cinq causes essentielles :

1- Le fascisme est une coalition, un lieu de convergence politique de mécontentements très divers. On retrouve, dans les rangs du parti fasciste, des anciens combattants nationalistes (dont beaucoup sont réduits au chômage), aux côtés de grands propriétaires fonciers et d'industriels, qui apportent au mouvement une aide financière considérable.

Mais c'est surtout la petite bourgeoisie, irritée du désordre et des grèves nombreuses et refusant autant la prolétarisation que la perspective du socialisme, qui constitue l'armature du parti fasciste dont

"... les éléments les plus nombreux et les plus déterminés sont recrutés dans les classes moyennes [...] au moment où se réunit le Congrès de Rome en 1921, sur 150.000 inscrits au Parti fasciste qui composent ses cadres, on trouve 18.000 propriétaires terriens, 14.000 commerçants, 4.000 industriels, 10.000 membres des profession libérales, 22.000 employés (dont un tiers de fonctionnaires et près de 20.000 étudiants, soit près de 90.000 membres non ouvriers; le reste sort des travailleurs agricoles (37.000) et 24.000 travailleurs des villes, pour la plupart chômeurs ou employés dans les services publies. En 1930, les proportions n'ont pas varié, 254 des 308 chefs fascistes sont issus de la petite bourgeoisie. "[3]

 2- Le fascisme italien a été financé par les grands intérêts. On connaît l'ouvrage fameux de Daniel Guérin, Fascisme et Grand Capital (Maspero, 3e édit., 1965) et son idée centrale : les mouvements fascistes en Italie et en Allemagne ont été subventionnés par les magnats de l'industrie lourde (métallurgie, mines) et par les banquiers ayant des intérêts dans l'industrie lourde :

"Tout d'abord, le grand capital ne songe pas (...) à pousser le fascisme à la conquête du pouvoir. II ne se sert des bandes fascistes à sa solde qu'en tant que milice anti-ouvrière. (…). Mais le jour où une crise économique aiguë menace de détruire leurs profits, où seul un "État fort" leur paraît susceptible d'assurer une rentabilité nouvelle à leurs entreprises, ils décident de faire un pas de plus. Ils lancent les bandes fascistes à la conquête du pouvoir politique. Ils instaurent, avec le concours de celles-ci, une nouvelle forme de dictature" (Daniel Guérin, op. cit.).

         On a parfois reproché à D. Guérin un certain schématisme. Toutefois, les spécialistes de l'histoire italienne s'accordent sur le financement du fascisme par les grands intérêts. Ce processus s'amorça dans les milieux ruraux, où les grands propriétaires fonciers de Toscane et d’Émilie, d'abord contraints à des concessions par la grève des "braccianti" (ouvriers agricoles, JPR, qui n'ont que leurs bras) en octobre 1920 commencent à subventionner des petites formations para-militaires recrutées parmi les chômeurs. L'objectif de ces groupes de combat, mis sur pied par des hommes comme Italo Balbo ou Arpinati, est de terroriser les ruraux et de détruire lieurs organisations syndicales, leurs "ligues", leurs coopératives.

         Dans les villes, la Confindustria, organisation patronale italienne, finance aussi le mouvement fasciste, en particulier après les grèves à caractère insurrectionnel d'août-septembre 1920 (On trouvera sur ce sujet une mise au point dans Robert Paris, Les origines du fascisme, Flammarion, 1968).

         Il est aujourd'hui établi que des fonds abondants ont été versés au mouvement fasciste par les grands capitalistes agrariens et industriels et que c'est là une raison fort importante des progrès des organisations fascistes.

 3- C'est en effet l'organisation, plus que le nombre, qui fait ta force du mouvement. Après quelques conflits de personnes en 1921 (dont celui qui opposa quelques temps à Mussolini les anciens officiers Dino Grandi et Italo Balbo), les rivalités s'estompèrent quand Mussolini proposa de transformer le mouvement en parti. Dans ce Parti National Fasciste (P.N.F.), Balbo se vit confier l'organisation militaire des groupes fascistes : ils eurent leur uniforme, la chemise noire (en signe de deuil national pour les terres "non rendues"), leur salut (olympique) et bien sûr - et surtout - leur armement, prélevé dans la plupart des cas dans les armureries de l'État ; bientôt ces équipes, ces "squadre" passèrent à l'action. Quant à Grandi, il fonda les syndicats fascistes, regroupés dans l'Union ouvrière du Travail : ils recrutaient principalement des chômeurs et les transformaient aisément en briseurs de grèves.

4- L' "Action persuasive", véritable terreur blanche, est un autre facteur du progrès fasciste. A partir de l'été 1920, les équipes mussoliniennes (les squadre) passent à l'offensive. Bien équipées en armes et en moyens mécaniques, encadrées par d'anciens officiers des corps francs, les 200.000 "Chemises Noires" lancent des expéditions punitives, montées en guise de ripostes aux mouvements populaires de l'été 1920. Mécanisme général des expéditions punitives :

"Une colonne de camions se forme, souvent de nuit, dans un centre urbain relativement éloigné du lieu qu'il s'agit de frapper pour obtenir un plus grand effet de surprise. Les bâtiments et les personnes à atteindre sont soigneusement notés d'avance. En arrivant à la ville, au bourg ou au village désigné, les sièges d'organisations socialistes sont pillés et incendiés, les dirigeants emmenés dans la campagne pour y être assassinés. Dans la plus douce hypothèse, quand l'opération a lieu de jour, on se borne à imposer leur démission aux municipalités marxistes, à bannir du pays les principaux responsables et à bâtonner vigoureusement, après l'avoir abreuvé d'huile de ricin, quiconque ne se découvre pas assez vite devant les fanions fascistes ou résiste de façon quelconque aux injonctions des "squadristi".[4]"

Les fascistes commencent par se rendre maîtres de la campagne italienne. En Vénétie, dans la vallée du Po, en Toscane, en Ombrie., ils multiplient les coups de main en réplique aux occupations de terres. Dans l'ouvrage cité ci-dessus, Maurice Vaussard a dressé un bilan, qui atteste la sauvagerie destructrice (les expéditions fascistes dans la province de Rovigo ([5]) : plus une seule organisation syndicale ou coopérative ne subsiste, des dizaines de morts, 4 à 5 000 blessés ou torturés, plus de 300 demeures privées saccagées et brûlées.

         Dans les villes, les squadre s'attaquent aux journaux socialistes (Il Lavatore de Trieste, octobre 1920), aux sièges d'organisations syndicales (Bologne, 4 novembre 1920 et 8 janvier 1921; Trieste, février 1921), qu'ils mettent à sac.

         Les municipalités de gauche et d'extrême gauche sont, elles aussi, systématiquement attaquées, par exemple, celle de Bologne le 21 novembre 1921, où les squadristes ouvrent le feu sur la municipalité au moment où celle-ci se présente devant la foule, sur le balcon de la mairie (10 tués ce jour-là à Bologne). Les militants ouvriers sont abattus, souvent dans des conditions atroces, comme le communiste Valenti, à Fossombrane (Ombrie), le 12 octobre 1922 :

         "Et Valenti fut tué. C'était conforme aux lois de la guerre, il le savait. L'horrible, ce fut la façon dont il fut tué. Garrotté, Valenti avait été jeté dans une automobile qui filait vers Fossombrone. En route, après l'avoir abreuvé d'outrages et couverts de crachats, ses tortionnaires lui coupèrent le nez et les oreilles et le lardèrent de coups de poignard. A Fossombrone, ils attachèrent leur victime sanglante au garde-boue de l'automobile et la traînèrent ainsi par les rues désertes, car la population terrorisée, se cachait dans les demeures closes. Lee assassins tenaient la rue [...]. Du local fasciste, l'automobile, remorquant son affreuse charge, repartit par les rues et les routes, changeant d'allure pour varier et prolonger le plaisir. Ce n'est qu'arrivé au cimetière de Fossombrone que Valenti fut achevé."[6]

         Tous ces crimes, les fascistes italiens les commettent avec la complicité, et parfois la protection, de l'appareil d'État.

 5- La complicité de l'appareil d'État a constitué un facteur décisif de l'essor du mouvement fasciste. A tous les échelons de cet appareil d'État, les fascistes trouvent complicités ou protections de la part des policiers, des fonctionnaires et des juges, dans les milieux gouvernementaux, dans la grande presse.

    Les "Chemises Noires" ont presque toujours bénéficié de l'appui des forces de police, qui ne commencent à se manifester qu'au moment de la riposte populaire aux expéditions punitives. Le correspondant du journal anglais The Nation a dressé la statistique suivante pour la période du 5 au 21 avril 1921

         "- Rixes avec armes à feu : 60.

- Personnes frappées à coup de gourdins 34.

- Tués 49 (dont 43 socialistes et 6 fascistes).

- Blessés 720.

- Locaux envahis et saccagés : 40 (dont 38 socialistes et 2 fascistes.

- Locaux incendiés (Maisons du Peuple, Bourses du Travail) : 70.

- Arrestations : fascistes 2 ; socialistes 212. "[7]

          II n'est pas étonnant que, forts de cette impunité, les squadristes aient multiplié les violences. Dans les milieux gouvernementaux eux-mêmes, les fascistes bénéficient de nombreuses complaisances. Dès 1920, une circulaire de Bonomi, ministre de la Guerre, recommandait aux 50.000 officiers en cours de démobilisation d'adhérer aux faisceaux mussoliniens, que bientôt ils encadreront et dirigeront. Giolitti, chef du gouvernement italien à la veille des élections de mai 1921, appuie ouvertement le mouvement fasciste en qui il ne voit qu'un fait "éphémère" et un utile contrepoids à la force des syndicats et des socialistes, ainsi qu'au Parti Populaire de Dom Sturzo, C'est lui qui, pour satisfaire les fascistes, fait dissoudre la municipalité socialiste de Bologne, le 2 avril 1921, et peu après celles de Modène, Ferrare et Pérouse, ainsi que d'une centaine d'autres villes "pour raisons d'ordre public". C'est son gouvernement qui, par une circulaire du 7 avril, invite les magistrats à suspendre toutes poursuites judiciaires contre les fascistes, devenus alliés électoraux de Giolitti sur les listes du "Bloc National".

         La grande presse a, elle aussi, sa part de responsabilité et de complicité avec les groupes de choc mussoliniens. Ainsi, peu après le coup de force des fascistes contre la municipalité de Bologne, en novembre 1921, la grande presse décrit l'événement comme un exemple des méfaits que peuvent commettre les "subversifs", c'est-à-dire les socialistes. A partir de cette époque, l'ensemble de la grande presse présente tous les attentats fascistes sous la rubrique "activité criminelle des subversifs".

         L'un des meilleurs historiens de l'Italie contemporaine, Maurice VAUSSARD, a souligné combien cette complicité de l‘État libéral à l'égard du Parti fasciste avait contribué à démoraliser, et du même coup à désarmer, les forces populaires qui auraient pu s'opposer à lui. Vaussard a parlé de

"la stupeur qu'éprouve un peuple naturellement pacifique à voir l'armée, les préfets, les magistrats, les forces de police, soutenir les agresseurs, en sorte qu'à employer à son tour la violence, il se sent en quelque sorte hors-la-loi".

         Les fascistes doivent ainsi leurs premiers succès autant aux appuis qu'ils trouvent dans les milieux dirigeants des affaires et du gouvernement qu'à leurs propres efforts.  Bientôt, une incroyable accumulation d'erreurs et de faiblesses de la part de ses adversaires va ouvrir à Mussolini les chemins du pouvoir.

 

3.

LA CONQUÊTE DU POUVOIR

 

         Les fascistes la réalisent avec une grande facilité. En fait, elle réussit grâce à ce qu'on a pu appeler "une somme remarquable d'abdications et d'erreurs"  Il faut évoquer pour expliquer cette arrivée au pouvoir du Parti fasciste - dans la légalité - une double capitulation celle de l'Italie populaire, celle de l'Italie des notables.

 

a) ERREURS ET FAIBLESSES DE L'ITALIE POPULAIRE.

         Le mouvement ouvrier italien (syndicats, Parti socialiste[8], ainsi qu'une fraction du Parti Populaire) a fait une analyse inexacte du fascisme et a mis en œuvre, pour lui barrer la route, des moyens inefficaces.

1- Une analyse erronée.

    La nature même du fascisme n'a pas été décelée par les chefs syndicalistes et socialistes. Dans L'Information Historique (n° 4 de 1967), Armando SAITTA a clairement montré que tous les hommes politiques italiens se sont trompés dans leur appréciation du phénomène fasciste, à ses débuts. Ce qu'ils n'ont pas compris, dit-il, c'est que "le fascisme est profondément différent de ces mouvements (nationalistes, autoritaires, antiparlementaires) qui l'ont précédé. C'est la réponse d'une classe - la bourgeoisie - à ce mouvement de masse qu'avait été la révolution communiste [de 1917] ".

         Les organisations de la gauche italienne ont commis deux erreurs fondamentales de jugement. Elles ont parfois - c'est le cas du jeune Parti Communiste Italien - amalgamé toutes les formes de la domination bourgeoise, mettant dans "un même sac tout ce qui n'était pas l'avant-garde consciente de la classe ouvrière" (selon le mot de Palmiro Togliatti), se refusant à établir une différence entre la- démocratie parlementaire bourgeoise et une possible domination du fascisme. Quant aux socialistes, ils n'ont pas été plus lucides :

"En juin 1924, en pleine crise Matteoti, le leader socialiste Claudin Treves, interviewé par ce grand savant qu'était Levi della Vida, parla du fascisme et de la crise comme s'il s'agissait d'une crise parlementaire normale "Faites bien attention ; nous sommes au début de l'été, et en été, en Italie, il ne se produit jamais rien en fait de politique. Naturellement les choses mûrissent à la rentrée parlementaire en automne... Mussolini s'en ira sans que les squadristes mettent le pays â feu et à sang. Et l'on aura un gouvernement de transition qui préparera les élections".[9]

         Une aussi grave incompréhension du phénomène fasciste, une telle sous-estimation de sa force expliquent, pour une bonne part, l'inefficacité des moyens de la riposte populaire.

2- Inefficacité de la riposte populaire.

         Les divisions très profondes de la gauche, la rivalité aiguë des partis ouvriers, "trop occupés à se donner des coups de bec entre eux.., pour prêter attention au danger commun" (P. Nenni), vont être lourdes de conséquences.

         Socialistes et, syndicalistes, dans leur grande majorité, s'en tiennent à une attitude strictement légaliste. Alors que l'épreuve de force est pratiquement déclenchée depuis septembre 1920, ils s'obstinent à mener le combat sur le seul terrain judiciaire et parlementaire, multipliant les appels au calme. "Le fascisme" écrit la Battaglia Sindacale du 29 janvier 1921 "ne peut en aucun cas être vaincu sur le terrain d'une lutte armée, mais seulement sur celui d'une lutte légale". Matteoti et les Bourses du Travail donnent comme consigne aux ouvriers et aux paysans :

"Restez dans vos maisons ; ne répondez pas aux provocations. Même le silence, même la lâcheté sont parfois héroïques". Les socialistes iront même, sur l'incitation du Président du Conseil Bonomi, jusqu'à signer avec les fascistes, le 3 août 1921, un "pacte de pacification", que ceux-ci ne tarderont pas à dénoncer.

         Lorsque se constitue une milice populaire, les "arditi del popolo", elle est raillée et désavouée par les socialistes et par la CG.L. (CGT italienne, JPR), tandis que les communistes montrent à son égard la plus grande méfiance.

         Enfin, le mouvement syndical présente bien des faiblesses. Ses troupes sont démoralisées : la C.G.L. italienne n’a pas pu empêcher les réductions de salaire entre 1920 et 1922. Certains chefs syndicaux ont une attitude équivoque : des contacts sont établis entre Mussolini et d'Aragona, secrétaire général de la C.G.L.. (Car) beaucoup de travailleurs sont abusés par la phraséologie révolutionnaire de Mussolini, déclarant, par exemple, à la veille de la marche sur Rome : "Les hommes du Travail n'ont rien à craindre du pouvoir fasciste..., leurs justes droits seront loyalement garantis. ".

         Aussi n'est-il pas étonnant que la grève générale, décidée par la C.G.L. et par les socialistes le 1er août 1922 soit brisée en quelques jours par l'action convergente des forces de répression de l'État et des Chemises Noires. Partout, l'affrontement entre des masses démoralisées et affaiblies par la montée du chômage (606.000 chômeurs en janvier 1922 contre 102.000 en décembre 1920) et un fascisme en plein essor tourne à l'avantage de ce dernier. Mussolini réussit en cette circonstance une opération politique doublement bénéfique : dresser un constat d'incapacité du régime établi et présenter le Parti fasciste comme seul capable de sauver l'Italie du "péril bolchevique", revendiquant un pouvoir que les notables vont bientôt lui abandonner.

 

b)  L'ITALIE DES NOTABLES CAPITULE DEVANT MUSSOLINI.

          L'Italie de la bourgeoisie libérale, celle des hommes qui exercent le pouvoir politique depuis le début du xx° siècle, porte une responsabilité écrasante dans l'avènement du fascisme au pouvoir. C'est elle qui a ouvert les portes du Parlement au Parti fasciste. C'est elle qui a appelé Mussolini au pouvoir.

1- Le Parlement ouvert au Parti fasciste.

- En mai 1921, le Parti fasciste a 32 élus aux élections législatives et, parmi eux, Mussolini. Les candidats fascistes se sont présentés sur les listes du "Bloc National", patronnées par le chef du gouvernement, Giolitti, qui a ainsi ouvert les portes de la Chambre des Députés au groupe fasciste. "Il tendait la main à des hommes qu'il savait depuis des mois dans la condition de hors-la-loi" (M. VAUSSARD). Pour Giolitti et les milieux dirigeants italiens, cette opération politique a pour but d'utiliser le fascisme pour neutraliser les deux grands partis de masse que sont le Parti Socialiste et le Parti Populaire. La manœuvre échoue complètement. Socialistes et populaires ne sont pas entamés et les fascistes sont les principaux bénéficiaires de cette stratégie, dont on u pu dire qu'elle avait été le "premier et irréparable geste de suicide" de l'État libéral.

 2- Le pouvoir offert à Mussolini.

         Le 24 octobre 1922, au Congrès national du Parti, Mussolini réclame le pouvoir, rejetant le "misérable plat de lentilles" des quelques ministères qu'on lui propose. Il lance un véritable ultimatum "Nous voulons devenir l'État..., ou ils nous donnent le gouvernement ou nous le prenons en allant à Rome". Ce n'étaient pas là de vains mots : dès le début du mois a commencé la mobilisation des Chemises Noires en vue de la "Marche sur Rome".

         Cette "Marche sur Rome" est l'épisode décisif de la conquête du pouvoir par le fascisme. Mussolini l'a minutieusement préparée par des contacts politiques, par le rassemblement dans la région de Pérouse de dizaines de milliers de fascistes bien armés. Le "trésor de guerre" fasciste avait en l'occurrence reçu d'abondantes subventions des gros industriels et propriétaires. Enfin à Rome, dans les milieux gouvernementaux, ou bien l'on ne croit pas au péril fasciste, ou encore on souhaite une rénovation politique dans un sens autoritaire, opération pour laquelle Mussolini semble le mieux qualifié.

         En fait, la "Marche sur Rome" en reste au stade des préparatifs. Elle n'a pas lieu, car le pouvoir politique capitule. Le 27 octobre 1922, Luigi Facta, chef du gouvernement, démissionne, le roi Victor- Emmanuel III refuse de faire donner la troupe contre les Chemises Noires et, le 29, il charge Mussolini de former te gouvernement. La Chambre des Députés, réunie le 16 novembre 1922, écoute craintivement le fameux "discours du bivouac" (Je pouvais faire de cette enceinte sourde et grise un bivouac pour mes détachements) et, par 346 voix sur 429 et 7 abstentions, elle accorde au Duce (au "Guide") les pleins pouvoirs pour un an.

         Pendant ces douze mois, Mussolini, parvenu au pouvoir grâce à l'appui des milieux dirigeants italiens, allait jeter les bases d'une dictature qui durera plus de vingt ans.

    Jacques DRIMARACCI.

 

 

 

[1] Cité par Max GALLO, L'Italie de Mussolini, Librairie Académique Perrin, 1964. pp. 58-59.

[2] Cité par Max GALLO, Le Fascisme italien, (Testes el Documents n° 23, 1956, édité par l'I.P.N.)

[3] Maurice Crouzet, L’époque contemporains (T. VII de l'Histoire générale des civilisations, P.U.F., 1966)

[4] Maurice VAUSSARD, Histoire de l'Italie contemporaine, 1870-1946, (Hachette, 1950.)

[5] Province du député socialiste Matteoti, qui prescrit aux paysans, ses électeurs, de ne pas résister aux fascistes, de ne pas répondre aux provocations. Matteoti périra en 1924, assassiné par les hommes de main de Mussolini.

[6] Umberto TERRACINI, dans L'Humanité, 4 novembre 1922, cité par Max GALLO, Le Fascisme italien, Textes et Documents, n5 23, 1965.

[7] Cité par Pierre MILZA, L'Italie fasciste devant L'opinion française, 1920-1940, A. COLIN, Kiosque, coll. 1967.

[8] Le Parti socialiste (PSI) se scinde en deux – naissance du PCI - en janvier 1921.

[9] Armando SAITTA, article cité.

 

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