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Le débarquement du 6 juin 1944 : du mythe d’aujourd’hui à la réalité historique …Annie LACROIX-RIZ (2ème partie)°

publié le 6 juin 2014, 03:17 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 7 juin 2014, 02:04 ]

Annie Lacroix-Riz,

professeur émérite d’histoire contemporaine,

université Paris VII-Denis Diderot

juin 2014, http://www.lafauteadiderot.net/Le-debarquement-du-6-juin-1944-du

 

lien de la 1ère partie : LE DÉBARQUEMENT DU 6 JUIN 1944 : du mythe d'aujourd'hui à la réalité historique…Annie LACROIX-RIZ

LA PAX AMERICANA DANS LE TRONÇON FRANÇAIS DE LA ZONE D’INFLUENCE

 

    1. Les plans de paix synarchique…

    Ce « levier » financier était, tant à l’Ouest qu’à l’Est, « une des armes les plus efficaces à notre disposition pour influer sur les événements politiques européens dans la direction que nous désirons »[1].

    En vue de cette Pax Americana, la haute finance synarchique, cœur de l’impérialisme français particulièrement représenté outre-mer – Lemaigre-Dubreuil, chef des huiles Lesieur (et de sociétés pétrolières), le président de la banque d’Indochine Paul Baudouin, dernier ministre des Affaires étrangères de Reynaud et premier de Pétain, etc. –, négocia, plus activement depuis le second semestre 1941, avec le financier Robert Murphy, délégué spécial de Roosevelt en Afrique du Nord. Futur premier conseiller du gouverneur militaire de la zone d’occupation américaine en Allemagne et un des chefs des services de renseignements, de l’Office of Strategic Services (OSS) de guerre à la Central Intelligence Agency de 1947, il s’était installé à Alger en décembre 1940. Ce catholique intégriste y préparait le débarquement des États-Unis en Afrique du Nord, tremplin vers l’occupation de l’Europe qui commencerait par le territoire français quand l’URSS s’apprêterait à franchir ses frontières de 1940-1941 pour libérer les pays occupés [2]. Ces pourparlers secrets furent tenus en zone non occupée, dans « l’empire », via les « neutres », des pro-hitlériens Salazar et Franco, sensibles aux sirènes américaines, aux Suisses et aux Suédois, et via le Vatican, aussi soucieux qu’en 1917-1918 d’assurer une paix douce au Reich vaincu. Prolongés jusqu’à la fin de la guerre, ils inclurent dès 1942 des plans de « retournement des fronts », contre l’URSS, qui percèrent avant la capitulation allemande[3] mais n’eurent plein effet qu’après les 8-9 mai 1945.

    Traitant d’affaires économiques immédiates (en Afrique du Nord) et futures (métropolitaines et coloniales pour l’après-Libération) avec les grands synarques, Washington comptait aussi sur eux pour évincer de Gaulle, également haï des deux parties. En aucun cas parce qu’il était une sorte de dictateur militaire insupportable, conformément à une durable légende, au grand démocrate Roosevelt. De Gaulle déplaisait seulement parce que, si réactionnaire qu’il eût été ou fût, il tirait sa popularité et sa force de la Résistance intérieure (surtout communiste) : c’est à ce titre qu’il entraverait la mainmise totale des États-Unis, alors qu’un « Vichy sans Vichy » offrirait des partenaires honnis du peuple, donc aussi dociles « perinde ac cadaver » (comme des cadavres, devise des Jésuites, JPR) aux injonctions américaines qu’ils l’étaient aux ordres allemands (c’est dans cette ambiance que Vichy rédige un projet de constitution destinée à plaire aux Américains, espérant rester au pouvoir après le débarquement, voir mon livre, JPR). Cette formule américaine, finalement vouée à l’échec vu le rapport de forces général et français, eut donc pour héros successifs, de 1941 à 1943, les cagoulards vichystes Weygand, Darlan puis Giraud, champions avérés de dictature militaire[4], si représentatifs du goût de Washington pour les étrangers acquis à la liberté de ses capitaux et à l’installation de ses bases aéronavales[5].

    On ne s’efforçait pas d’esquiver de Gaulle pour subir les Soviets : épouvantés par l’issue de la bataille de Stalingrad, les mêmes financiers français dépêchèrent aussitôt à Rome leur tout dévoué Emmanuel Suhard, instrument depuis 1926 de leurs plans de liquidation de la République. Le cardinal-archevêque (de Reims) avait été, la Cagoule ayant opportunément en avril 1940 liquidé son prédécesseur Verdier, nommé à Paris en mai juste après l’invasion allemande (du 10 mai) : ses mandants et Paul Reynaud, complice du putsch Pétain-Laval imminent, l’envoyèrent amorcer à Madrid le 15 mai, via Franco, les tractations de « Paix » (capitulation) avec le Reich [6]. Suhard fut donc à nouveau chargé de préparer, en vue de la Pax Americana, les pourparlers avec le nouveau tuteur : il devait demander à Pie XII de poser « à Washington », via Myron Taylor, ancien président de l’US Steel et depuis l’été 1939 « représentant personnel » de Roosevelt « auprès du pape », "la question suivante : “Si les troupes américaines sont amenées à pénétrer en France, le gouvernement de Washington s’engage-t-il à ce que l’occupation américaine soit aussi totale que l’occupation allemande ?", à l’exclusion de toute "autre occupation étrangère (soviétique). Washington a répondu que les États-Unis se désintéresseraient de la forme future du gouvernement de la France et qu’ils s’engageaient à ne pas laisser le communisme s’installer dans le pays" [7]. La bourgeoisie, nota un informateur du BCRA fin juillet 1943, "ne croyant plus à la victoire allemande, compte […] sur l’Amérique pour lui éviter le bolchevisme. Elle attend le débarquement anglo-américain avec impatience, tout retard lui apparaissant comme une sorte de trahison". Ce refrain fut chanté jusqu’à la mise en œuvre de l’opération « Overlord » [8].

 

    2… contre les espérances populaires

    Au "bourgeois français [qui avait] toujours considéré le soldat américain ou britannique comme devant être naturellement à son service au cas d’une victoire bolchevique", les RG opposaient depuis février 1943 "le prolétariat", qui exultait : "les craintes de voir “sa” victoire escamotée par la haute finance internationale s’estompent avec la chute de Stalingrad et l’avance générale des soviets" [9]. De ce côté, à la rancœur contre l’inaction militaire des Anglo-Saxons contre l’Axe s’ajouta la colère provoquée par leur guerre aérienne contre les civils, ceux des « Nations unies » compris. Les "bombardements stratégiques américains", ininterrompus depuis 1942, frappaient les populations mais épargnaient les Konzerns partenaires, IG Farben en tête comme le rapporta en novembre « un très important industriel suédois en relations étroites avec [le géant chimique], retour d’un voyage d’affaires en Allemagne » : à Francfort, « les usines n’ont pas souffert », à Ludwigshafen, « les dégâts sont insignifiants », à Leverkusen, « les usines de l’IG Farben […] n’ont pas été bombardées » [10].

            Caen (1944) exemple de bombardements les bombes étaient comme « jetées au hasard, sans but précis, et sans le             moindre souci d’épargner des vies humaines » (JPR).

    Rien ne changea jusqu’en 1944, où un long rapport de mars sur « les bombardements de l’aviation anglo-américaine et les réactions de la population française » exposa les effets de « ces raids meurtriers et inopérants » : l’indignation enflait tant depuis 1943 qu’elle ébranlait l’assise du contrôle américain imminent du territoire. Depuis septembre 1943 s’étaient intensifiées les attaques contre la banlieue de Paris, où les bombes étaient comme « jetées au hasard, sans but précis, et sans le moindre souci d’épargner des vies humaines ». Nantes avait suivi, Strasbourg, La Bocca, Annecy, puis Toulon, qui avait « mis le comble à la colère des ouvriers contre les Anglo-Saxons » : toujours les mêmes morts ouvriers et peu ou pas d’objectifs industriels touchés. Les opérations préservaient toujours l’économie de guerre allemande, comme si les Anglo-Saxons « craignaient de voir finir la guerre trop vite ». Ainsi trônaient intacts les hauts-fourneaux, dont la « destruction paralyserait immédiatement les industries de transformation, qui cesseraient de fonctionner faute de matières premières ». Se répandait "une opinion très dangereuse […] dans certaines parties de la population ouvrière qui a été durement frappée par les raids. C’est que les capitalistes anglo-saxons ne sont pas mécontents d’éliminer des concurrents commerciaux, et en même temps de décimer la classe ouvrière, de la plonger dans un état de détresse et de misère qui lui rendra plus difficile après la guerre la présentation de ses revendications sociales. Il serait vain de dissimuler que l’opinion française est, depuis quelque temps, considérablement refroidie à l’égard des Anglo-américains", qui reculent toujours devant "le débarquement promis […]. La France souffre indiciblement […] Les forces vives du pays s’épuisent à une cadence qui s’accélère de jour en jour, et la confiance dans les alliés prend une courbe descendante. […] Instruits par la cruelle réalité des faits, la plupart des ouvriers portent désormais tous leurs espoirs vers la Russie, dont l’armée est, à leur avis, la seule qui puisse venir à bout dans un délai prochain de la résistance des Allemands " [11].

    C’est donc dans une atmosphère de rancœur contre ces « alliés » aussi bienveillants pour le Reich qu’avant et après 1918 qu’eut lieu leur débarquement du 6 juin 1944. Colère et soviétophilie populaires persistèrent, donnant au PCF un écho qui inquiétait l’État gaulliste imminent : "le débarquement a enlevé à sa propagande une part de sa force de pénétration", mais "le temps assez long qu’ont mis les armées anglo-américaines à débarquer sur le sol français a été exploité pour démontrer que seule l’armée russe était en mesure de lutter efficacement contre les nazis. Les morts provoquées par les bombardements et les douleurs qu’elles suscitent servent également d’éléments favorables à une propagande qui prétend que les Russes se battent suivant les méthodes traditionnelles et ne s’en prennent point à la population civile" [12].

 

    Le déficit de sympathie enregistré dans ce morceau initial de la sphère d’influence américaine se maintint entre la Libération de Paris et la fin de la guerre en Europe, comme l’attestent les sondages de l’IFOP d’après-Libération, parisien (du 28 août au 2 septembre 1944) et de mai 1945, national (déjà cité cf. 1ère partie, JPR) [13]. Il fut après-guerre, on l’a dit, d’abord progressivement, puis brutalement comblé. Il n’est donc plus grand monde pour rappeler :

    qu’après la bataille des Ardennes (décembre 1944-janvier 1945), seuls combats importants livrés par les Anglo-Saxons contre des troupes allemandes (9.000 morts américains) [14], le haut-commandement de la Wehrmacht négocia fébrilement sa reddition « aux armées anglo-américaines et le report des forces à l’Est »;

    que, fin mars 1945, "26 divisions allemandes demeuraient sur le front occidental", à seule fin d’évacuation "vers l’Ouest" par les ports du Nord, "contre 170 divisions sur le front de l’Est", qui combattirent farouchement jusqu’au 9 mai (date de la libération de Prague),[15]

    que le libérateur américain, qui avait doublé, à la faveur de la guerre, son revenu national, avait sur les fronts du Pacifique et d’Europe perdu 290 000 soldats de décembre 1941 à août 1945 [16] : soit l’effectif soviétique tombé dans les dernières semaines de la chute de Berlin, et 1% du total des morts soviétiques de la "Grande guerre patriotique", près de 30 millions sur 50.

 

    Du 6 juin 1944 au 9 mai 1945, Washington acheva de mettre en place tout ou presque pour rétablir le "cordon sanitaire" que les rivaux impérialistes anglais et français avaient édifié en 1919 ; et pour transformer en bête noire le pays le plus chéri des peuples d’Europe (français inclus). La légende de la "Guerre froide" mériterait les mêmes correctifs que celle de l’exclusive libération américaine de l’Europe [17].

 FIN DE L 'ARTICLE.

 NB. de JPR : ce texte montre comment l'opération Overlord n'est qu’un maillon dans l'immense entreprise des Etats-Unis de main-mise sur le monde. Je regrette que Mme Lacroix-Riz n'ait pas dit un mot de la conférence de Bretton-Woods, tenue début juillet 1944, à une date où le Débarquement a réussi, conférence où les USA vont imposer le dollar-standard et tout ce qui s'en suit. 

 



[1] Tél. 861.01/2320 de Harriman, Moscou, 13 mars 1944, Foreign Relations of the United States 1944, IV, Europe, p 951 (en ligne). Voir la fin de la 1ère partie.

[2] Lacroix-Riz, « Politique et intérêts ultra-marins de la synarchie entre Blitzkrieg et Pax Americana, 1939-1944 », in Hubert Bonin et al., Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale, Pessac, MSHA, 2010, p. 59-77; « Le Maghreb: allusions et silences de la chronologie Chauvel », La Revue d’Histoire Maghrébine, Tunis, février 2007, p. 39-48.

[3] Dont la capitulation de l’armée Kesselring d’Italie, opération Sunrise négociée en mars-avril 1945 par Allen Dulles, chef de l’OSS-Europe en poste à Berne, avec Karl Wolff, « chef de l’état-major personnel de Himmler » responsable de « l’assassinat de 300 000 juifs », qui ulcéra Moscou. Lacroix-Riz, Le Vatican, chap. 10, dont p. 562-563, et Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013, chap. 9.

[4] Jean-Baptiste Duroselle, L’Abîme 1939-1945, Paris, Imprimerie nationale, 1982, passim; Lacroix-Riz, « Quand les Américains voulaient gouverner la France », Le Monde diplomatique, mai 2003, p. 19; Industriels, chap. 9.

[5] David F Schmitz, Thank God, they’re on our side. The US and right wing dictatorships, 1921-1965, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999.

[6] Index Suhard Lacroix-Riz, Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2010 (2e édition) et 2008.

[7] LIBE/9/14, 5 février 1943 (visite récente), F1a, 3784, AN. Taylor, Vatican, chap. 9-11 et index.

[8] Information d’octobre, reçue le 26 décembre 1943, F1a, 3958, AN, et Industriels, chap. 9.

[9] Lettre n° 740 du commissaire des RG au préfet de Melun, 13 février 1943, F7, 14904, AN.

[10] Renseignement 3271, arrivé le 17 février 1943, Alger-Londres, 278, MAE.

[11] Informations du 15 mai, diffusées les 5 et 9 juin 1944, F1a, 3864 et 3846, AN.

[12] Information du 13 juin, diffusée le 20 juillet 1944, « le PC à Grenoble », F1a, 3889, AN.

[13] M. Dabi, directeur du département Opinion de l’Ifop, phare de l’ignorance régnant en 2012 sur l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, déplore le résultat de 1944 : « une très nette majorité (61%) considèrent que l’URSS est la nation qui a le plus contribué à la défaite allemande alors que les États-Unis et l’Angleterre, pourtant libérateurs du territoire national [fin août 1944??], ne recueillent respectivement que 29,3% et 11,5% », « 1938-1944 », p. 4, souligné par moi.

[14] Jacques Mordal, Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Larousse, 1979, t. 1, p. 109-114.

[15] Gabriel Kolko, The Politics of War. The World and the United States Foreign Policy, 1943-1945, New York, Random House, 1969, chap. 13-14.

[16] Pertes « militaires uniquement », Pieter Lagrou, « Les guerres, la mort et le deuil : bilan chiffré de la Seconde Guerre mondiale », in Stéphane Audoin-Rouzeau et al., dir., La violence de guerre 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002, p. 322 (313-327).

[17] Bibliographie, Jacques Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre : les USA et la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Éditions Aden, 2012, 2e édition; Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen, 1900-1960. La France sous influence allemande et américaine, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2014.

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