L'histoire retiendra qu’il fut l’un des géants politiques du XXe siècle, et que la faune de tous les anticastristes est bien petite à côté de ce colosse. Son combat a permis l’avènement d’une Amérique latine nouvelle. De son vivant, Fidel était déjà entré dans l’histoire. L’Amérique latine perd un Libérateur, un référent, une légende. J. ORTIZ Je publie cet article de l’Humanité-dimanche, en hommage à Fidel Castro. Grâce à lui, des millions de latino-américains gardent un peu ou beaucoup d’espoir. Où sont aujourd’hui les hommes ou les femmes d’une telle envergure ? La problématique de l’auteur de cet article, Jean Ortiz, consiste à démonter les affirmations de ceux qui virent en Fidel un "communiste souterrain" qui aurait caché son jeu pour "trahir la révolution". La réalité est que Fidel qui n’était pas marxiste, au départ, est venu au communisme à cause de la politique des États-Unis dont les dirigeants de Guerre froide ne toléraient aucune déviance cf. leur attitude à l’égard de Nasser, à l’égard du Dr Mossah Degh, etc… Forts d’un extraordinaire soutien populaire, les dirigeants cubains ont été durant plus d’un demi-siècle "une épine dans le pied des Américains". Il leur reste, maintenant, à écrire un autre livre de l’histoire de leur île. NB. les intertitres sont de moi. Les photos sont extraites de l'article d'Ortiz. J.-P. R. Fidel Castro. De l'école jésuite à la révolution marxiste La mythification, comme la guerre idéologique, déforme toujours l’itinéraire complexe du leader cubain. Pour beaucoup, ce "communiste souterrain" aurait caché son jeu pour "trahir la révolution". L’hypothèse ne résiste pas à l’analyse historique. L’étude de la jeunesse du "Comandante", né il y a 90 ans en août 1926, s’avère incontournable pour déceler à la fois la cohérence et les contradictions de ses engagements, pour comprendre comment Castro est devenu Fidel...
ci-dessus : misère "classique" d'une colonie américaine avant la Révolution. le jeune Castro étudie, comme tous les fils de bonne famille,
chez les Jésuites, d’abord à Santiago, ensuite au collège Belén à La Havane.
Ses maîtres l’éveillent, dirait-on aujourd’hui, à la citoyenneté. À
l’automne 1945, il s’inscrit à la fac de droit de La Havane. Rebelle
sans cause précise, il fait le coup de poing et de feu contre les bandes
d’ultras. Il se politise à grande vitesse, acquiert une conscience
révolutionnaire et prend souvent la parole dans le patio ou sur les escaliers
de l’université. Le 6 novembre 1947, il y proclame une sorte de programme
patriotique ; la frustration d’une pseudo-indépendance nationale, de surcroît
tardive (1899), le hante. Le jeune étudiant marche en tête des manifestations
contre le gouvernement corrompu et «vendu » de Grau San Martin. Dans ce
chaudron idéologique, il lit Marx et se familiarise avec ses idées. Faire la
révolution. Orateur hors pair, il milite à la puissante Fédération des
étudiants universitaires (FEU), et se fait rapidement connaître, à tel point
que "trois ans plus tard, il sera
déjà un homme politique en vue à Cuba. À La Havane, Castro était déjà Fidel"
[1].
Castro s’engage dans la vie publique en 1947 ; il rejoint le
très anticommuniste, petit-bourgeois et populiste Parti du peuple cubain (PPC), plus connu sous le nom de Parti
orthodoxe. Son leader, Eduardo Chibas, au programme social progressiste,
dénonce la corruption et jouit d’une grande popularité. Chaque semaine, il
s’adresse aux Cubains dans une émission à Radio CMQ. Fidel reste "orthodoxe"
pendant huit ans, y compris après le suicide en direct à la radio, en 1951, du
charismatique Chibas, destiné à "réveiller" le peuple. En 1948,
présent à Bogota pour un congrès étudiant, Castro participe au Bogotazo, le
soulèvement populaire provoqué par l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán,
candidat "libéral" favori aux élections à venir. De retour à Cuba,
candidat du PPC à la députation, le jeune juriste semble promis à une carrière
politique chez les "orthodoxes". 2. Recours à saint Thomas d’Aquin.. Le coup d’État militaire de Fulgencio Batista, pour le compte de Washington, le 10 mars 1952, à trois mois d’élections que le PPC allait sûrement gagner, modifie toute la donne. Bogota, La Havane, l’intervention des États-Unis renforcent Castro dans son anti-impérialisme. Dès l’installation de la sanglante dictature (20.000 morts entre mars 1952 et décembre 1958), Castro part en guerre contre elle. La voie électorale se ferme. Peu à peu, il s’oriente vers une stratégie insurrectionnelle, de guerre de guérilla, dans le droit fil de l’histoire cubaine, de l’héritage des deux guerres d’indépendance. Castro a conscience de prolonger la pensée et l’action du "héros national" José Marti, son inspirateur et modèle mort au combat le 19 mai 1895. À cette époque, Castro est d’abord "martinien", porteur d’un "nationalisme" radical hérité du patrimoine historique cubain, teinté de "socialisme utopique". Pour José Marti, les États-Unis constituaient déjà, au XIXe siècle, "le pire danger qui menace notre Amérique". La formation – incomplète – de la nation cubaine, dans ce contexte, acquiert une dimension anti-impérialiste. Le "fidélisme" apparaît alors comme "une synthèse pragmatique, un mélange d’un peu de Marx, de Engels, de Lénine, assez de Che et beaucoup de José Marti"[2] . Sur cet "avant 1959", Castro dira qu’il "avait peut-être deux millions de préjugés petits-bourgeois"[3]. Le 26 juillet 1953, sous les ordres de Castro, 131 jeunes partent à l’assaut de la symbolique forteresse militaire, la caserne de Moncada à Santiago. L’opération, destinée à provoquer un soulèvement populaire, échoue et la petite troupe est décimée : 6 morts au combat, 49 survivants torturés, puis massacrés. L’acharnement des tortionnaires et le courage inouï de ces jeunes confèrent à l’action un impact national, émotionnel et politique considérable. Le Parti socialiste populaire (PSP, communiste) qualifie, lui, l’assaut de "tentative de putsch aventuriste". Le PSP traîne une réputation entachée de collaboration depuis le gouvernement de Front populaire avec Batista, dans lequel il eut deux ministres de 1942 à 1944. Le 16 octobre 1953, Fidel Castro, avocat, assume lui-même sa défense lors du procès des assaillants. Sa célèbre plaidoirie-programme devient historique sous le titre "L’histoire m’acquittera". Durant deux heures, l’accusé défend une cause collective et s’attribue le rôle d’accusateur, accable le tyran, démonte les mécanismes néocolonialistes d’exploitation, de domination, plaide pour un "gouvernement révolutionnaire", se pose en héritier de José Marti, qu’il qualifie d’"auteur intellectuel de l’assaut à la Moncada". Il avance des réformes sociales inspirées du programme réformiste "orthodoxe", en appelle à saint Thomas d’Aquin pour légitimer le droit du peuple à démettre un tyran[4]. Le discours, improvisé, est reconstitué et circule clandestinement. Il vaut à son auteur une large reconnaissance politique, notamment celle, unanime, de la communauté intellectuelle. Castro, plus populaire que jamais, écope de 15 ans de prison. Un fort mouvement populaire arrache une loi d’amnistie et obtient, au bout de 21,5 mois, la libération de celui qui, pour les Cubains et bien au-delà, est désormais "Fidel". En août 1955, il publie le premier manifeste du Mouvement du 26 juillet (mouvement créé après l’assaut) : réforme agraire, industrialisation, rétablissement de la Constitution de 1940, construction de logements, baisse des loyers, réformes économiques et sociales progressistes, nationalisation des services publics…La répression oblige, en janvier 1956, Fidel et les militants les plus marqués à émigrer au Mexique. Ils y préparent une expédition armée pour renverser Batista. Au Mexique, il se définitci-dessus : Batista et son indéniable délit de sale gueule... comme "un marxiste en pensée", ce que contestera implicitement le
Che. Dans une lettre de la Sierra à René Ramos Latour (Daniel), dirigeant "santiaguero"
du Mouvement du 26 juillet, datée du 14 décembre 1957, Che écrit : "J’ai considéré Fidel comme un authentique
leader de la bourgeoisie de gauche". Le 2 décembre 1956, sur le « Granma », un vieux rafiot exigu, 82 hommes embarquent
pour "libérer Cuba". Une traversée infernale de 7 jours et
un débarquement catastrophique sur la côte orientale. Repéré par l’armée, le
petit groupe est quasiment anéanti. Fidel, une nouvelle fois, et son frère
Raul, s’en sortent. Ils parviennent à gagner la Sierra Maestra et mettent en
place la guerre de guérilla. C’est autour de cette Armée rebelle
(fidéliste), le vecteur le plus révolutionnaire, le moins anticommuniste, que
se forge une sorte de front antidictatorial, scellé au mois de juillet 1957
par le manifeste de la Sierra, puis par le pacte de Caracas (juillet 1958). En
régime de monoculture en crise, les couches rurales se sont prolétarisées, la
petite-bourgeoisie s’est radicalisée ; la classe ouvrière n’a pas "dirigé"
le processus mais lui a servi de base. Les préjugés anticommunistes freinent.
Le Mouvement du 26 juillet lui-même voit l’Armée rebelle, selon Fidel, "comme
des agitateurs ". En mai 1958, il déclare au journaliste nord-américain
Jules Dubois : "Je n’ai jamais été et
ne suis pas communiste. Si je l’étais, je serais suffisamment courageux pour le
proclamer"[5].
La guerre de guérilla dure 25 mois ; 300 guérilleros affrontent 12.000
soldats. L’opération militaire de Batista ("Fin de Fidel") tourne
à la débâcle. 3. La victoire Le 8 janvier 1959, en pleine guerre froide, Fidel et sa légende entrent dans La Havane, acclamés par une "marée humaine"[6]. Fidel le fédérateur, le libérateur, symbole de nation. Le 16 avril 1961, à La Havane, la foule se presse aux obsèques des victimes des raids aériens ennemis. Les bombardements de la CIA clouent au sol la petite aviation cubaine, tandis que se prépare l’invasion de la baie des Cochons par 1.400 exilés mercenaires, écrasés en 66 heures. Dans son discours des funérailles, Fidel appelle à défendre "notre révolution socialiste". Il a attendu deux ans et demi après la victoire de l’Armée rebelle pour se réclamer du socialisme. Le long mûrissement du leader, l’expérience, vécue, de la nature de l’impérialisme, l’évolution des conditions objectives et subjectives, les enjeux et problèmes de l’époque ont "radicalisé" Fidel. En devenant communiste, il a contribué à son tour à radicaliser le processus révolutionnaire. L’agression des États-Unis a accéléré cette interaction dialectique. La révolution répond à chaque mesure hostile de Washington par l’approfondissement des changements. Un exemple : la loi 851 du 6 juillet 1960 réplique à la suppression de la quote-part d’importation de sucre cubain par la nationalisation des propriétés et des banques nord-américaines à Cuba. Lorsque Kennedy impose le blocus total de l’île, l’aide de l’Union soviétique permet à Cuba de tenir. Y avait-il une alternative aux liens avec l’URSS, à l’entrée en 1972 dans le Comecon ? Ils lui offrent les moyens d’un développement social, éducatif, sanitaire, remarquable, mais ne remettent pas en cause la monoculture (c’est moi qui souligne JPR). Cuba est désormais réserve sucrière du "camp socialiste". En 1991, Fidel déclare : "Nous avions déifié l’Union soviétique". Il porte désormais un regard critique sur une période ambivalente.ci-contre ; les Américains adoraient passer un week-end chez Batista. Ils n'ont guère gouté la Révolution castriste, on se demande bien pourquoi... Les discours politiciens sur "la trahison" de Fidel ou sur son "communisme souterrain", son "machiavélisme", relèvent de la propagande et occultent l’évolution fascinante du « Comandante » Fidel. Jean Ortiz Jeudi 4 Août 2016 Humanité-Dimanche [1] « Les Quatre Saisons de Fidel Castro », de J.-P. Clerc, Éditions du Seuil, 1996. [2] « Fidel », de V. Skierka, éditions Martinez Roca, 2002. [3] « Le Socialisme à la cubaine », de J. Ortiz et G. Fournial, Éditions sociales, 1983. [4] « L’histoire m’acquittera », de F. Castro, traduit et annoté par J.-F. Bonaldi, Éd. le Temps des cerises, 2013. [5] « Journal de la révolution cubaine », de C. Franqui, Éditions du Seuil, Paris, 1976. [6] Castro, Fidel, « les Chemins de la victoire. Mémoires », Éditions Michel Lafon, 2012. À consulter également : « Biographie à deux voix », F. Castro, I. Ramonet, Fayard/Galilée, 2007. |