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30 janvier 1948 : mort de Gandhi. Un héritage plus lourd que prévu...

publié le 29 janv. 2018, 07:51 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 19 juil. 2018, 01:22 ]

Ce titre, quelque peu raccrocheur mais non sans fondements, est de moi. L’article est extrait de L’Humanité-dimanche, numéro du 25 janvier 2018. Signé de Dominique Bari, il est intitulé "Gandhi : les parts d’ombre d’un mythe". Le meurtre de Gandhi, le 30 janvier 1948, a renforcé le mythe que tout le monde –de mon âge – connaît. Et Gandhi continuera à être une source d’inspiration. Ainsi Martin Luther King et Mandela s’appuieront sur l’icône et ses principes de non-violence.

Je suis tombé de l’armoire quand j’ai lu que Gandhi était raciste anti-noir lorsqu’il vivait en Afrique du sud, qu’il a d’ailleurs soutenu les Anglais contre les Zoulous ZOULOU, film de C.R. Endfield (1964), qu’il a prôné le retour au rouet pour filer le coton ce qui n’est pas à proprement parler une révolution technologique, etc...Aujourd'hui, avec l'extrême-droite au pouvoir, on doit s'interroger sur le rôle du gandhisme dans son succès idéologique. Dominique Bari est sinologue, spécialiste des questions asiatiques ; elle nous livre la bibliographie suivante :

 "Histoire des Indes" de M. Angot, éditions Belles Lettres, 2017.

"L’Inde devant l’orage" de Tibor Mende, éditions du Seuil; 1954.

"L’Inde aujourd’hui et demain" de R. Palme Dutt, éditions sociales, 1957.

"Une histoire de l'inde, les Indiens face à leur passé", d'Éric-Paul Meyer, éditions Albin Michel 2007.

"Les Vies cachées de Gandhi" de Gilles Van Grasdorff, éditions du Cerf, 2013.

"Gandhi, la biographie illustrée", de Pramod Kapoor, éditions du Chêne, 2017.

"Les Voix de la partition Inde-Pakistan", d’Urvashi Butalia, Actes Sud, Sud. 2002.

"Dr Ambedkar, leader intouchable et père de la Constitution indienne", de Christophe Jaffrelot, Presses de Sciences-Po. 2000.

"La Démocratie en Inde. Religion, caste et politique" de Christophe Jafftelot, éditions Fayard, 1993.

         Bonne lecture. (NB. Les intertitres, destinés à faciliter la lecture, sont de moi-même).

        J.-P. R.

 

GANDHI : LES PARTS D’OMBRE D’UN MYTHE 

 

Par Dominique BARI

Sinologue

Spécialistes des questions asiatiques

Journaliste à l’Humanité.

 

 

New Delhi, 30janvier 1948. Mohandas Karamchand Gandhi tombe sous les balles de Nathuram Godse, extrémiste hindou membre du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un parti intégriste créé en 1925. L'indépendance de l'Inde n'est proclamée que depuis six mois, le 15 août 1947, en même temps que la partition —bâclée par la puissance coloniale britannique—, donnant naissance à l'Union indienne, à majorité hindoue, et au Pakistan, à majorité musulmane.

Deux États nés dans un incroyable déchaînement de violence infirmant le pacifisme de la lutte de libération nationale : un million de morts en trois mois et quinze millions de déplacés. Le Mahatma (Grande Âme) en est désemparé, il entame, le 12 janvier1948, sa dernière grande action publique, une grève de la faim pour protester contre ce qu'il qualifie de "monstrueuse vivisection". II espère encore forcer le nouveau gouvernement indien à transférer 550 millions de roupies dus au Pakistan en vertu de l'accord de partition et retenus en raison de la guerre engagée au Cachemire.

Mais sa voix n'est plus entendue. Il est détesté par les activistes des deux camps, qui ne croient plus, depuis longtemps, aux vertus de l'ahimsa (non-violence), dont il a fait le socle de son combat contre l'occupant. A leur procès, Godse et son complice Narayan Apte revendiquent leur geste en accusant Gandhi d'être responsable de cette partition. Condamnés à la pendaison, ils sont exécutés le 15 novembre 1949.

Cet assassinat et l'extrémisme de ses auteurs ont participé à la construction d’un mythe, élaboré autant par Nehru et le parti du Congrès, dont Gandhi était l'un des dirigeants, que par les Occidentaux relayant une image d'une Inde pacifiste qui aujourd'hui pas plus qu'hier ne correspond à la réalité du pays. Dans toutes les villes de l'Inde, en bonne place, est érigée une statue de Gandhi, tandis que sa silhouette se dessine sur tous les billets de banque perpétuant la légende façonnée de celui qu'on s'acharne à surnommer "le père de l'indépendance". Or cette indépendance s'est faite dans un bain de sang révélant selon l'indianiste Michel Angot, "l’impéritie des leaders peu au fait des réalités de leur propre pays et des réactions des masses à leurs discours". L'ampleur des violences fut longtemps minorée par le discours dominant, de même que la mobilisation de forces sociales progressistes et laïques dans la lutte contre la tutelle coloniale. Aujourd'hui comme hier, le rôle et l'héritage de Gandhi, personnage complexe et ambigu, sont soumis à débat, pointant la part des ambitions et des calculs du personnage aux nombreuses contradictions, à l'image de cet immense pays qu'est l'Inde.

En Afrique du sud.

Depuis la fin du XVIII° siècle, le sous-continent indien est sous domination britannique. Il se compose de onze provinces directement dominées par Londres et qui regroupent, dans les années 1930, 250 millions d'habitants et 662 États princiers, qui en comptent 80 millions. Certains sous la férule de princes hindous maharadjahs ; d'autres sous celle de nababs musulmans. Sans compter les zones frontalières ou insulaires sous administration militaire. C'est dans ce Raj (l'empire) que naît Gandhi, le 2 octobre 1869, à Porbandar, dans l'actuel État du Gujarat, dans une famille issue de la caste commerçante. Après des études de droit à Londres, il s'embarque pour l'Afrique du Sud, où il est employé par une firme indienne. Il y réside vingt-quatre ans et y entame un parcours politique fortement controversé à l'heure actuelle. S'il y organise la lutte contre les discriminations dont sont victimes les Indiens, il se range aux côtés du colonisateur britannique lors de la révolte des Zoulous ZOULOU, film de C.R. Endfield (1964) Une position qui trouve une explication dans ses écrits d'alors, révélant un racisme récurrent que dénoncent de nombreux Africains, exigeant que soient déboulonnées les statues de Gandhi sur leur continent (au Ghana, en 2016, des universitaires ont signé une pétition réclamant le retrait d’une statue de Gandhi offerte à leur établissement par l’Inde).

Retour en Inde.

Lorsqu'il regagne l'Inde, en 1915, comme avocat d'affaires, le pays est gagné par la lutte anticoloniale, qui s'accélère dans les années 1920. Sous l'influence de la Révolution russe, des organisations révolutionnaires comme le Parti communiste, des syndicats militants ont vu le jour, donnant une dynamique au mouvement national. Les grèves et les manifestations de masse se radicalisent. Gandhi a rejoint la direction du parti du Congrès (créé en 1885). Selon le journaliste-écrivain Tibor Mende, il impose, "sur un mouvement essentiellement laïque, un voile de mysticisme religieux qui masquait les dures réalités économiques du peuple indien"(1954). Gandhi propose sa première grande campagne d'action non violente pour protester contre les lois Rowlatt, qui prolongeaient les pouvoirs répressifs du temps de guerre. ll appelle à une journée de "hartal", le 13 avril 1919. Si, à l'origine, le mot signifiait "grève générale", Gandhi lui donna le sens de journée de jeûne et de prière, durant laquelle la population devait suspendre toute activité. Mais, à Amritsar, les Britanniques s'attaquent aux manifestations pacifiques. On compte plusieurs centaines de morts et quelque quinze cents blessés. Face au massacre, Gandhi dévoile sa méfiance vis-à-vis d'un mouvement populaire. II déclara qu'il avait commis "une bévue qui avait permis à des personnes mal disposées et non à de véritables résistants passifs de perpétrer des désordres" (cité par Dutt).

II reprend la main en lançant, en 1921, la campagne pour... le rouet ! "II donnait ainsi, comme drapeau à la lutte, le retour au traditionalisme et à la vieille société indienne... " (Tibor Mende). Ce qui fait dire à Éric Paul Meyer : "Les notables politiques se rendent compte que la caution de Gandhi peut leur permettre de contrôler la vague d'agitation populaire qui s'est déjà gonflée et d'en tirer les dividendes politiques"(2007). Le même scénario est joué en avril 1930, alors que reprend une nouvelle vague de contestation populaire avec la salt satyagraha (marche du sel) contre le monopole exercé par les Britanniques. La médiatisation de l'initiative, inédite pour l'époque, en fait un événement emblématique de la lutte contre l'occupant, et de Gandhi, sa figure dominante, assurant sa notoriété internationale. Son arrestation qui s'ensuit conforte cette position et lui permet de participer à Londres, aux négociations de la Table ronde, que le Parti du congrès avait pourtant fait serment de boycotter, quelques mois plus tôt, car aucune discussion sur l'autonomie de l'Inde n'y était prévue. Pour contraindre le parti à accepter, Gandhi avait ressorti la menace d'une grève de la faim "jusqu'à la mort".

Après 1945.

Dès la fin de l'année 1945, la marche vers l'indépendance s'accélère avec des vagues de manifestations et de grèves politiques parties encore une fois des grandes villes comme Calcutta et Bombay. En mars 1946, le mouvement touche près de deux millions de travailleurs, ceux du chemin de fer, mais aussi des postes et même de la police. Dans les campagnes, en particulier dans les États princiers, les révoltes paysannes se multiplient contre les propriétaires fonciers et les princes. En février 1947, à la Chambre des lords, Frederiek Pefluick-Lawrence, secrétaire d’État à l'Inde, alerte : "II existe en Inde une situation et un danger révolutionnaire extrêmes, tels que, si le transfert du pouvoir ne s'effectue pas à bref délai, la révolution, dont l'éruption a été momentanément retardée par l'annonce de la préparation de l'indépendance par la mission ministérielle, éclatera inévitablement". Les Britanniques précipitent le plan d'accession à l'indépendance et la partition, qu'ils signent début juillet 1947. L'échec est double pour Gandhi : l’éclatement du sous-continent indien en deux États-nations et, loin d'une Inde unie qu'il espérait, au pouvoir politique décentralisé propre à maintenir une harmonie sociale corsetée par le système hiérarchisé du castéisme (système des castes, JPR) Une position que dénonce, dès les années 1950, Tibor Mende, en écrivant que ce résultat est la conséquence des contradictions mêmes de la philosophie de Gandhi et de son attachement à la religion. "Le rôle stérile et rétrograde de son enseignement est le retour à un passé obscurantiste avec le rouet et l'appareil des mythes primitifs de la culture hindoue", analyse-t-il. Une critique qui remet au jour l’ambiguïté - ou le cynisme — de Gandhi lorsqu'il s'engage contre l'intouchabilité, la considérant comme une "perversion de l'hindouisme". Or il soutenait la division de la société en castes, qu'il jugeait fondamentale, estimant que "toute tentative pour la transformer devait forcément conduire au désordre absolu". II ne propose qu'une nouvelle appellation, les "harijans" (enfants de Dieu), moins infamante à ses yeux, pour désigner les intouchables, ces hors-castes considérés comme impurs. S'il s'oppose à un certain nombre d'ostracismes qui leur interdisaient, par exemple, l'accès aux temples, il mène campagne sans heurter les hautes castes et, surtout, il s'abstient d'agir dans les autres registres sociaux où légalité était exigible.

L’affrontement avec Ambedkar.

Cet engagement de Gandhi a un but purement politique, celui de s'opposer à B.-R. Ambedkar, un intouchable ayant eu accès à l'éducation, et fondateur du mouvement Dalit, signifiant "opprimé", rassemblant les hors-castes. Entre les deux hommes, la confrontation est brutale. Elle se cristallisa en 1932, autour de la question des électorats séparés que revendique Ambedkar comme moyen d'émancipation et de politisation des intouchables. Ce que redoute Gandhi, qui, de sa prison, brandit son arme suprême du jeûne pour qu’il renonce à son projet. Ambedkar prendra en partie sa revanche en 1950, en devenant ministre de la Justice et en prenant la tête du comité chargé de rédiger la Constitution du pays, promulguée le 26 janvier 1950. Il  défend les intérêts des dalits et obtient "l'abolition de l'intouchabilité sous toutes ses formes", "l’interdiction de discrimination sur la base de l'appartenance religieuse", mais il échoue sur la question des castes : le castéisme demeure le principe structurant de la société indienne. Une persistance qui, soixante-dix ans après l'indépendance, joue un rôle grandissant dans la vie politique indienne, fragilisant le principe du sécularisme inscrit lui aussi dans la Loi fondamentale battue en brèche depuis trente ans par les nationalistes hindous.




Extrême-droite et mysticisme gandhien.

Elle est directement menacée aujourd’hui par ces nationalistes incarnés par le Bharatiya janata Party (BJP), au pouvoir depuis 2014, avec Narendra Modi comme premier ministre. L'adhésion de ce dernier au RSS (l'Organisation des volontaires nationaux, cf. supra) une puissante association matrice du nationalisme hindou, dont l'assassin de Gandhi se réclamait, est du domaine public. Le RSS se réclame du concept politique de hindutva (indianité). Dix-neuf ministres du gouvernement actuel sont issus de ses rangs. Ses partisans affirment que la Constitution n'était qu'un héritage de la Grande-Bretagne et qu'elle n'a aucune place dans l'Hindu Rashtra, la "Terre des hindous", dont le passé glorieux aurait été interrompu par l’invasion des Moghols (début du XVI°siècle, JPR).  A leurs yeux, l'islam ou le christianisme sont des idéologies importées qui pervertissent l'identité indienne. Ses milices paramilitaires, structurées sur le modèle des Chemises noires de Mussolini, se livrent en toute impunité aux pires exactions contre les musulmans, les chrétiens et les dalits. Comme leurs aînées l’avaient fait, durant la guerre coloniale, contre les manifestants et grévistes non apparentés à leur mouvement.

       " le retour à l'Inde éternelle" fait bien les affaires de l'extrême-droite actuelle du BJP (jpr)

À leur tour, les tenants de l’hindutva veulent réécrire l'histoire de leur pays en y faisant disparaître les influences jugées "étrangères", en introduisant dans les manuels scolaires les textes sacrés hindous et des épisodes épiques présentés connue vérités historiques . C'est ce recours aux mythes, à la recherche d'un improbable âge d’or et d'une restauration de "la pureté et de la supériorité de la nation hindoue", et son instrumentalisation politique, que redoutait Tibor Mende en pointant quels effets pervers pouvaient susciter le mysticisme gandhien.

Dominique BARI

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