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1937, Guernica : l'Espagne, les nazis, Picasso...

publié le 6 août 2016, 03:48 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 août 2019, 09:50 ]
    Pour placer l'évènement dans son contexte global : LES R.I. DE 1936 à 1939. C. "LES GRANDES MANŒUVRES"   
     Le 28 avril 1937, deux jours après les bombardements sur Guernica, l’Humanité dénonce « le massacre ». Gabriel Péri met les autorités françaises devant leur responsabilité. Chef de la rubrique internationale de l’Humanité et député, Gabriel Péri a écrit quotidiennement sur la guerre en Espagne. Voici ce qu'il écrivit Dans l’Humanité du 28 avril 1937 :
"La politique de la non-intervention telle que l’ont pratiquée la France et la Grande-Bretagne, voilà la grande coupable des horreurs de Guernica (…) Qu’attend le gouvernement français pour faire le geste qu’appellent et l’intérêt de la France et le respect de la solidarité humaine ? Sera-t-il dit qu’en avril 1937, la France, dotée d’un gouvernement de Front populaire, aura laissé mourir de faim, à quelques kilomètres de la frontière, les femmes et les enfants de Bilbao ? Non, non et non, ce n’est pas pour acquérir cette honteuse réputation que la France s’est donné un gouvernement de Front populaire (…) À l’occasion du 1er Mai, l’Internationale ouvrière et socialiste rappelle aux socialistes du monde entier leur devoir. (...) Entendra-t-on l’appel pathétique qui monte des décombres de la malheureuse Guernica ?"
    Abondance ne nuit pas : je fais suivra le texte de José FORT par celui de Maurice ULRICH paru dans l'Huma du 9 août 2019 dans le cadre d'une série estivale "les lanceurs d'alerte".

     Guernica

        par José Fort
        Mercredi, 3 Août, 2016
        L'Humanité

    C’était le lundi 26 avril 1937, jour de marché. Il y avait beaucoup de monde dans les rues de la petite ville basque de Guernica. À 16 h 30, les cloches de l’église ont commencé à sonner. Cinq minutes plus tard, le premier avion est apparu et a lâché ses bombes, suivies d’un chapelet de grenades. Quelques minutes plus tard, un deuxième avion est apparu. L’enfer a duré trois heures. Des dizaines et des dizaines d’avions ont bombardé et mitraillé la ville, ses habitants et les environs où ils s’étaient réfugiés. La ville a brûlé. Bilan : près de 2 000 morts. Les avions appartenaient à la légion Condor allemande et à l’Aviation légionnaire italienne. Nom de l’opération : opération « Rügen ». Le premier test grandeur nature de bombardements massifs venait d’être réalisé, annonçant ceux qui allaient s’abattre sur l’Europe.

  

 Dès le 28 avril 1937, l’Humanité évoquait le « massacre ». Gabriel Péri dénonçait l’horreur et pointait du doigt la politique de « non-intervention » des gouvernements français et occidentaux. Il annonçait un reportage saisissant : celui de George Steer, un jeune journaliste, correspondant de guerre du quotidien londonien Times.

Dès février 1936, l’Humanité avait largement couvert les élections en Espagne

    George Steer arriva à Guernica quelques heures après le bombardement et câbla dans la nuit même son reportage de la ville martyre, qui parut le lendemain dans Times, et The New York Times, avant d’être repris par de nombreux journaux dans divers pays, en France seulement par l’Humanité. C’est cet article qui a alerté le monde. De nombreux médias français et occidentaux se déchaînèrent contre les « hordes bolcheviques », qui, à les en croire, avaient mis elles-mêmes le feu à Guernica avant de la quitter. Leurs mensonges ont été rapidement démentis.

<= Ci-contre la "une" de l'Huma, 28 avril 1937.



 L’Humanité, sous la signature de Gabriel Péri (1), posait plusieurs questions : « La France estime-t-elle que le bombardement d’une ville ouverte espagnole par des avions allemands est ou n’est pas un acte d’agression prévu et puni par le pacte de la SDN ? La France estime-t-elle que ce bombardement allemand constitue ou non une violation de l’accord de non-intervention ? La France estime-t-elle que le contrôle naval, qui permet aux unités allemandes et italiennes de bombarder les côtes espagnoles, constitue ou non le plus grand danger pour la paix ? »

    Des questions qui restèrent sans réponse. Dès février 1936, l’Humanité avait largement couvert les élections en Espagne. Le Frente Popular remportait les élections avec 52 % des suffrages. À l’époque, l’Espagne c’était 24 millions d’habitants dont 12 millions d’illettrés, 8 millions de pauvres, 2 millions de paysans sans terre, 5 000 couvents, 110 000 prêtres, moines ou religieux, 800 généraux, une police sauvage.

    Les nouvelles autorités augmentaient les salaires, légalisaient les occupations de terres non cultivées, libéraient les prisonniers politiques. La grande-bourgeoisie et l’armée décidaient alors, après avoir obtenu le feu vert de Berlin, de mettre un terme à cette  "révolution". Le 18 juillet 1936, le signal était donné depuis le Maroc : « Dans toute l’Espagne, le ciel est sans nuages. » 80 % des officiers se ralliaient au putsch. Les reportages parus dans l’Humanité ont choqué un grand peintre installé à Paris : Pablo Picasso. Il enrage en découvrant les premières photos de la cité martyrisée et passe commande d’une grande toile au vieux Castelucho dont la boutique, rue de la Grande-Chaumière est le repère des peintres espagnols. Son arpète, Jean Vidal porte une toile à Picasso. Et Vidal racontait beaucoup plus tard dans l’Humanité : « À dix heures, je me présente à la porte de l’atelier persuadé d’être trop matinal. Picasso déjà levé et visiblement surexcité me demande pourquoi j’arrive si tard et me passe une engueulade. Nous déroulons la toile, la tendons puis la clouons à un châssis. À terre, plusieurs dizaines de dessins. À peine ai-je le temps de fixer une première partie de la toile qu’il grimpe sur un escabeau et commence à dessiner avec des fusains. »

    Pendant deux jours et deux nuits, Picasso travaille les premières esquisses. Après avoir lu les reportages dans l’Humanité sur les réfugiés basques fuyant Bilbao vers les ports français, il reprend les pinceaux le 8 mai sur le thème de la femme avec l’enfant, la femme coincée dans un immeuble en feu, la femme fuyant la barbarie. Le 9 mai, il commence à unifier les premiers éléments. Guernica sera installé dans le pavillon espagnol lors de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, inaugurée le 25 mai à Paris.

    Le pavillon espagnol est ignoré par la presse. Seule l’Humanité publie une photo du tableau et souligne l’atmosphère hallucinante et la violence dégagées par la toile aux nuances grises, blanches et vertes, le taureau surpris ou disposé à attaquer, le cheval hennissant de douleur ou de rage, les femmes en posture pathétique, la tête masculine semblant se réjouir du spectacle dantesque.

    Après un exil d’un peu plus de quarante ans, le tableau de Picasso rejoint Madrid le 25 octobre 1981. L’Humanité Dimanche publie à cette occasion une interview de Dolorès Ibarruri, la célèbre Pasionaria, qui nous déclare : « Enfin, Guernica est parmi les siens. »

    Fin de citation du texte de José FORT.

 

Pablo Picasso :

« Mon Franco ressemble à une carotte hideuse »

Vendredi, 9 Août, 2019

    Lanceurs d'alerte en 1939 15/29. Avec sa « bande dessinée » Songe et mensonge de Franco et avec l’œuvre immense et sans précédent qu’est Guernica, le peintre lance un cri pour toute l’humanité.

    L’anecdote est connue, d’un officier allemand ou peut-être Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, découvrant Guernica dans l’atelier du peintre, rue des Saints-Pères à Paris : « C’est vous qui avez fait ça ? » « Non, c’est vous. » À ses visiteurs allemands, du moins ceux qui ne donnaient pas des coups de pied dans ses toiles en le menaçant, il distribuait aussi des cartes postales représentant l’immense toile : « Emportez-les, souvenir, souvenir. »

    Souvenir. Picasso n’oublie pas que, le 26 avril 1937, en appui à Franco et comme un exercice d’entraînement, ce sont quatre escadrilles allemandes de la légion Condor assistées par des chasseurs italiens qui ont bombardé la petite ville basque pendant trois heures, larguant 50 tonnes de bombes incendiaires et faisant, selon les sources, de plusieurs centaines à 2 000 morts. Des civils, hommes, femmes et enfants. Paul Éluard écrira : « Casqués, bottés, corrects et beaux garçons, les aviateurs lâchent leurs bombes avec application. »

    Quatre jours seulement après le crime, il dessine les premières esquisses de ce qui est un cri de révolte, un avertissement et un manifeste contre le fascisme et ce qui va advenir, et de ce qui sera, au-delà encore, une des œuvres les plus fortes et les plus célèbres de toute l’histoire.

La guerre d’Espagne, pour beaucoup d’intellectuels, sonne le tocsin, peut-être le glas

    Dans la même période il réalise une sorte de bande dessinée, Songe et mensonge de Franco. Dix-huit gravures dans lesquelles il inclut parfois des éléments de Guernica et des textes poétiques. Il les destine à être tirées en cartes postales et vendues au profit des républicains espagnols. « J’évitai tout réalisme qui m’eût ennuyé et embarrassé et je fis de Franco une sorte de Picrochole grotesque (j’ai un peu lu Rabelais) dessiné par Goya inspiré par Arcimboldo. Je ne suis pas jardinier, mais j’ai vu des carottes mal fichues parce qu’elles n’avaient pas été éclaircies à temps. Au lieu d’être bien droites, elles lancent des racines et des poils-radicelles dans tous les sens. Mon Franco ressemble à une carotte hideuse. Il a une grande bouche édentée – souvent les carottes éclatent ainsi – et de ridicules chapeaux de roi fou ou de pèlerin de Compostelle. »

    Dernière case, Franco se fait encorner par un taureau. Picasso n’a pas découvert la politique avec la guerre d’Espagne. Sa jeunesse à Barcelone, dans les dernières années du XIXe siècle, est empreinte de l’anarchisme qui domine alors dans les milieux intellectuels et artistiques de la capitale catalane. Il commente souvent, par le dessin, sa lecture des journaux dont il fera comme Hegel sa « prière du matin ». Dans les années du cubisme dit synthétique et des papiers collés (1912-1913 et suivantes), les coupures de presse qu’il utilise ont trait à la guerre des Balkans et aux menaces sur la paix. Pour lui, on ne saurait l’oublier, la peinture est aussi « une arme de guerre ». Mais sans doute l’année 1937 est-elle une année particulière. La guerre d’Espagne pour les forces progressistes et révolutionnaires, pour nombre d’artistes et intellectuels, sonne le tocsin, peut-être le glas. Picasso a rencontré Dora Maar, elle-même très engagée, proche du groupe Octobre des frères Prévert, compagne de Georges Bataille dont le déroutant roman le Bleu du ciel, évoque dès 1935 la menace des fascismes.

    On sait qu’elle va accompagner la création de Guernica en photographiant la toile jours après jour, Picasso se servant en retour des photos pour prendre de la distance, mesurer ce que l’on pourrait appeler la balance de ces noirs et blancs qui viennent des planches des Désastres de la guerre, de Goya. « J’ai vu cela », avait écrit ce dernier. Mais le noir et blanc évoque aussi les photos d’actualité, tandis que les figures renvoient au Très de Mayo, de Goya, encore, au Massacre des Innocents, de Poussin, à certaines toiles d’Ingres… Picasso met dans cette œuvre sans précédent des siècles de peinture et de pensée de la peinture. C’est la force sans quoi elle ne serait qu’un message politique comme d’autres.

C’est pourquoi Guernica ne cessera jamais d’être un cri de l’humanité contre le fascisme et la guerre. « Si l’écho de leurs voix faiblit, écrivait Éluard des victimes du nazisme, nous périrons. »

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