En
ce printemps 1989, Pékin se prépare à un événement historique : la
visite à la mi-mai de Mikhaël Gorbatchev venu sceller la réconciliation
officielle de l’URSS et de la République populaire de Chine, brouillées
depuis le début des années 1960. La mort subite le 15 avril de Hu
Yaobang, une des figures réformatrices du Parti communiste chinois, et
le mouvement qu’elle enclenche éclipsent les retrouvailles tant
attendues. Limogé en janvier 1987 de son poste de secrétaire général du
PCC à la suite des manifestations étudiantes de l’hiver 1986-1987, Hu
jouit d’une incontestable popularité. Sur les campus universitaires, la
mobilisation pour lui rendre hommage est immédiate. Dans les jours qui
suivent, des marches sont improvisées jusqu’à la place Tian’anmen. Elles
ne rencontrent aucun obstacle et les cortèges enflent de jour en jour.
De plus en plus politiques et contestataires. Au plus fort du mouvement,
plus d’un million de personnes se retrouvent dans la rue. L’immense
place au cœur de Pékin devient le lieu d’un vaste forum où la parole se
libère dans la plus totale confusion. Qui est qui et qui veut quoi ?
Qu’importe ! Pendant cinquante jours, les rassemblements vont secouer le
pays et les autorités jusque dans la soirée du 3 juin au 4 juin où les
militaires y mettent violemment un terme.
« Les causes qui ont produit le mouvement étaient
intérieures et sont à puiser dans la décennie qui venait de s’écouler »,
a analysé l’historien Jeffrey Wasserstrom, auteur d’un ouvrage sur la
contestation étudiante en Chine au XXe siècle. Il éclate à l’issue d’une
décennie du programme de modernisation engagé par Deng Xiaoping,
ouvrant la Chine à la mondialisation et à des réformes de type libéral.
En dix ans, le pays est passé de l’utopie égalitariste au culte de
l’initiative individuelle, non sans retombées sur les structures
politiques et idéologiques. Dans les campagnes, la pièce majeure des
réformes a été la gigantesque décollectivisation des terres avec le
retour à l’autonomie des unités familiales et la fin du monopole d’État
sur les céréales. Les paysans ont vu s’élever leur niveau de vie et
l’écart de leurs revenus avec les citadins se réduire progressivement.
Après ces premiers succès, commencent en 1984 les réformes urbaines
décisives pour le développement de l’économie de marché, avec la
restructuration du secteur industriel public, la levée du contrôle des
prix, l’arrêt des subventions sur les produits de base. Cette deuxième
phase s’avère plus délicate, provoquant une importante inflation – plus
de 60 % pour certains produits – et du chômage, naguère inconcevables.
Les réformes attisent la méfiance. On voit naître de graves distorsions
sociales à l’annonce de la suppression du « bol de riz en fer » (la
garantie du travail à vie) et de l’égalitarisme des revenus. Le statut
et les avantages ouvriers sont amoindris au profit du groupe montant des
technocrates, des directeurs. Les conditions de vie de nombreux
citadins se détériorent tandis que la corruption à grande échelle
explose.
La contestation exprime ce profond mécontentement social,
mais elle n’aurait pas pris une telle ampleur ni duré aussi longtemps si
la direction du Parti n’avait été autant divisée. On a du mal à
imaginer aujourd’hui quelles furent la teneur et l’ampleur des débats
qui ont lieu en Chine à cette époque au sein du pouvoir, des milieux
intellectuels et aussi dans l’ensemble de la société chinoise plus
politisée au sortir du maoïsme qu’elle ne l’est peut-être aujourd’hui.
Deux lignes s’affrontent non seulement sur les questions économiques
mais sur les réformes politiques envisagées. Il ne s’agit pas de changer
la nature socialiste du système mais de mieux adapter ses structures
aux changements économiques en cours.
Les résistants aux réformes exigent le retour à
« l’ordre socialiste »
Dès 1986, est annoncé un « programme à long terme de
réformes des structures politiques ». Il visait un désengagement
progressif du parti dans les affaires économiques et administratives, un
retrait du pouvoir dans les sphères privées et familiales et un
assouplissement du régime dans de nombreux domaines de la vie politique
et culturelle. Le vice-premier ministre de l’époque, Wan Li, le défend
en ces termes : « Il est urgent de réformer les structures politiques
pour démocratiser le processus de décision et éviter les errements
auxquels les décisions arbitraires le conduisent. » En référence à la
Révolution culturelle. Le 8 mai 1986, le Quotidien du peuple, organe
central du PCC, en appelle même la population à abandonner les
« pratiques féodales » conduisant à obéir aveuglément aux autorités.
« L’expérience passée, poursuivait le journal, a prouvé que la politique
du parti et du gouvernement est correcte à partir du moment où le
peuple est libre de ses opinions ». Et de rappeler que le marxisme est
« une science en évolution et non un dogme rigide » et qu’il convient de
« briser les opinions ossifiées » pour « libérer l’idéologie et se
livrer hardiment à un travail d’exploration ».
Inquiets de la montée des tensions sociales génératrices
de troubles, les résistants aux réformes exigent le retour à « l’ordre
socialiste », mettant en péril les ambitions de Deng Xiaoping, qui doit
composer avec la faction que l’on qualifie pour simplifier de
« conservatrice » ou d’« orthodoxe », à laquelle appartient le premier
ministre Li Peng. Elle s’oppose aux « réformateurs », regroupés autour
de Zhao Ziyang, secrétaire général du PCC et successeur de Hu Yaobang.
Malgré un compromis fragile mis en place au 13e congrès du PCC en
octobre 1987, les conservateurs obtiennent, un an plus tard, le gel des
réformes, entraînant de nouvelles contradictions économiques. Tous les
voyants sont au rouge.
Avec la mort de Hu, la confrontation politique descend
dans la rue et entraîne dans son sillage des forces extrêmement
diverses, sur les plans social et politique, y compris des cadres de
l’administration et du parti. Exception faite des paysans, toutes les
couches de la population prennent part à la protestation et la
complexifient, la rendant très hétérogène, même si une aspiration
balbutiante à une « participation politique » est partagée. Elle se
cristallise sur la dénonciation de la corruption, de l’autoritarisme et
la revendication de plus de liberté d’expression et de pensée. Les uns
réclament des réformes, un véritable contenu social et une plus juste
répartition des richesses. Pour eux, estime Jeffrey Wasserstrom, il ne
s’agissait pas de « renverser le système (…) ils voulaient seulement le
réformer ». D’autres, redoutant d’être les laissés-pour-compte des
mesures annoncées, contestent publiquement leur bien-fondé et veulent
revenir à l’ancien système. Un courant minoritaire de l’intelligentsia,
l’œil rivé sur un Occident idéalisé, adopte des positions radicales
comme l’astrophysicien Fang Lizhi, qui prône la rupture avec le
marxisme, que l’on doit, selon lui, « abandonner comme de vieilles
fripes que l’on jette ». Il trouve écho dans les nouveaux milieux
affairistes poussant à la privatisation de l’économie. Ces néolibéraux
se sont posés en contestataires du régime, luttant contre la
« tyrannie » et pour la « liberté » en parallèle des appels à la
démocratie qui traversaient alors l’Europe de l’Est.
La confusion et l’indécision des manifestants trouvent
leur corollaire dans celles du gouvernement. La faction conservatrice
aspire à une mise au pas autoritaire des contestataires. Les réformistes
prônent une solution négociée. Deng Xiaoping se range du côté des
premiers, redoutant le chaos qui mettrait un frein à ses projets de
modernisation. L’annonce de la loi martiale le 19 mai s’accompagne de la
mise à l’écart de Zhao Ziyang et douche les espoirs d’une issue
pacifique. Pourtant, rien n’est encore prêt pour lancer l’épreuve de
force décisive : l’état-major de l’armée est divisé. Jusqu’au 3 juin,
tout semble tourner miraculeusement à l’avantage de la population, qui
bloque les blindés à la périphérie de Pékin. Jusque dans la soirée où
tout bascule.
Un silence qui pèse dans les mémoires de toute une génération
Durant ces trente dernières années qui ont transformé la
Chine en profondeur, le mouvement de 1989 est resté un sujet tabou. Des
241 morts, chiffres officiels, aux quelques milliers avancés par
certaines organisations de défense des droits de l’homme (des ouvriers
dans leur majorité), nul ne sait encore quel est le bilan de
l’intervention militaire et de la répression qui suivit en l’absence
d’enquêtes et de transparence de l’État. Un silence qui pèse dans les
mémoires de toute une génération.
Dans les coulisses du pouvoir, les confrontations ne sont
pas closes. Deng met plus de trois ans à imposer la relance de sa
réforme économique mais la répression de la mobilisation sociale lui a
donné un cours plus libéral : le maintien de la stabilité politique et
sociale conditionne le développement économique, tâche prioritaire du
régime : sortir le pays de la pauvreté, le moderniser, élever le niveau
de vie de la population, répète Deng, assureront sa légitimité et le
préserveront du scénario soviétique.
La Chine de 2019 n’est en rien comparable à celle de 1989.
Sa société non plus, beaucoup plus inégalitaire, mais bénéficiant déjà
de la petite prospérité (xiaokang) promise pas le pouvoir et surtout
plus ouverte, plus mobile. Un quart, voire un tiers des Chinois ont
désormais un niveau de vie comparable à celui de la classe moyenne
européenne. L’aspiration à la stabilité tout comme la fierté nationale
retrouvée n’ont pas gommé les conflits ouvriers, les revendications à
plus de justice sociale, à un meilleur environnement, les dénonciations
de la corruption ou de l’arbitraire des bureaucraties locales.
Toutefois, le consensus sur « le grand renouveau de la nation
chinoise », basé sur la réussite économique sans relâcher
l’autoritarisme politique, proposé par Xi Jinping, trouve largement écho
dans la population. Un sentiment que la politique agressive de Trump ne
fait que renforcer. L’annonce faite par Xi de l’entrée de la Chine dans
« une période de risques majeurs », du fait de la situation
internationale instable et du bras de fer avec les États-Unis, met en
avant l’exigence d’unité nationale qui résonne comme l’épine dorsale de
la politique intérieure.