Chine. Les 50 jours de Tian’anmen par Dominique BARI

publié le 4 juin 2019, 02:48 par Jean-Pierre Rissoan

    Je publie cet article de Dominique BARI, sinologue, sinophone, sinophile et, ce qui n'enlève rien mais, au contraire, en rajoute journaliste à L'Humanité ; journal dont on ne ventera jamais assez la qualité et le respect qu'il a pour ses lecteurs.
    J.-P. R.

    Le 15 avril 1989, la mort du dirigeant communiste Hu Yaobang déclenche un vaste mouvement revendicatif mais complexe. Après une décennie de réformes, les dissensions au sein de la direction du PCC se répercutent dans la rue. Toutes les couches de la société sont concernées et la contestation est hétérogène.
   

Chine. Les 50 jours de Tian’anmen

L’Humanité du Mardi 4 Juin 2019,

    En ce printemps 1989, Pékin se prépare à un événement historique : la visite à la mi-mai de Mikhaël Gorbatchev venu sceller la réconciliation officielle de l’URSS et de la République populaire de Chine, brouillées depuis le début des années 1960. La mort subite le 15 avril de Hu Yaobang, une des figures réformatrices du Parti communiste chinois, et le mouvement qu’elle enclenche éclipsent les retrouvailles tant attendues. Limogé en janvier 1987 de son poste de secrétaire général du PCC à la suite des manifestations étudiantes de l’hiver 1986-1987, Hu jouit d’une incontestable popularité. Sur les campus universitaires, la mobilisation pour lui rendre hommage est immédiate. Dans les jours qui suivent, des marches sont improvisées jusqu’à la place Tian’anmen. Elles ne rencontrent aucun obstacle et les cortèges enflent de jour en jour. De plus en plus politiques et contestataires. Au plus fort du mouvement, plus d’un million de personnes se retrouvent dans la rue. L’immense place au cœur de Pékin devient le lieu d’un vaste forum où la parole se libère dans la plus totale confusion. Qui est qui et qui veut quoi ? Qu’importe ! Pendant cinquante jours, les rassemblements vont secouer le pays et les autorités jusque dans la soirée du 3 juin au 4 juin où les militaires y mettent violemment un terme.

    « Les causes qui ont produit le mouvement étaient intérieures et sont à puiser dans la décennie qui venait de s’écouler », a analysé l’historien Jeffrey Wasserstrom, auteur d’un ouvrage sur la contestation étudiante en Chine au XXe siècle. Il éclate à l’issue d’une décennie du programme de modernisation engagé par Deng Xiaoping, ouvrant la Chine à la mondialisation et à des réformes de type libéral. En dix ans, le pays est passé de l’utopie égalitariste au culte de l’initiative individuelle, non sans retombées sur les structures politiques et idéologiques. Dans les campagnes, la pièce majeure des réformes a été la gigantesque décollectivisation des terres avec le retour à l’autonomie des unités familiales et la fin du monopole d’État sur les céréales. Les paysans ont vu s’élever leur niveau de vie et l’écart de leurs revenus avec les citadins se réduire progressivement. Après ces premiers succès, commencent en 1984 les réformes urbaines décisives pour le développement de l’économie de marché, avec la restructuration du secteur industriel public, la levée du contrôle des prix, l’arrêt des subventions sur les produits de base. Cette deuxième phase s’avère plus délicate, provoquant une importante inflation – plus de 60 % pour certains produits – et du chômage, naguère inconcevables. Les réformes attisent la méfiance. On voit naître de graves distorsions sociales à l’annonce de la suppression du « bol de riz en fer » (la garantie du travail à vie) et de l’égalitarisme des revenus. Le statut et les avantages ouvriers sont amoindris au profit du groupe montant des technocrates, des directeurs. Les conditions de vie de nombreux citadins se détériorent tandis que la corruption à grande échelle explose.

    La contestation exprime ce profond mécontentement social, mais elle n’aurait pas pris une telle ampleur ni duré aussi longtemps si la direction du Parti n’avait été autant divisée. On a du mal à imaginer aujourd’hui quelles furent la teneur et l’ampleur des débats qui ont lieu en Chine à cette époque au sein du pouvoir, des milieux intellectuels et aussi dans l’ensemble de la société chinoise plus politisée au sortir du maoïsme qu’elle ne l’est peut-être aujourd’hui. Deux lignes s’affrontent non seulement sur les questions économiques mais sur les réformes politiques envisagées. Il ne s’agit pas de changer la nature socialiste du système mais de mieux adapter ses structures aux changements économiques en cours.

Les résistants aux réformes exigent le retour à

« l’ordre socialiste »

    Dès 1986, est annoncé un « programme à long terme de réformes des structures politiques ». Il visait un désengagement progressif du parti dans les affaires économiques et administratives, un retrait du pouvoir dans les sphères privées et familiales et un assouplissement du régime dans de nombreux domaines de la vie politique et culturelle. Le vice-premier ministre de l’époque, Wan Li, le défend en ces termes : « Il est urgent de réformer les structures politiques pour démocratiser le processus de décision et éviter les errements auxquels les décisions arbitraires le conduisent. » En référence à la Révolution culturelle. Le 8 mai 1986, le Quotidien du peuple, organe central du PCC, en appelle même la population à abandonner les « pratiques féodales » conduisant à obéir aveuglément aux autorités. « L’expérience passée, poursuivait le journal, a prouvé que la politique du parti et du gouvernement est correcte à partir du moment où le peuple est libre de ses opinions ». Et de rappeler que le marxisme est « une science en évolution et non un dogme rigide » et qu’il convient de « briser les opinions ossifiées » pour « libérer l’idéologie et se livrer hardiment à un travail d’exploration ».

    Inquiets de la montée des tensions sociales génératrices de troubles, les résistants aux réformes exigent le retour à « l’ordre socialiste », mettant en péril les ambitions de Deng Xiaoping, qui doit composer avec la faction que l’on qualifie pour simplifier de « conservatrice » ou d’« orthodoxe », à laquelle appartient le premier ministre Li Peng. Elle s’oppose aux « réformateurs », regroupés autour de Zhao Ziyang, secrétaire général du PCC et successeur de Hu Yaobang. Malgré un compromis fragile mis en place au 13e congrès du PCC en octobre 1987, les conservateurs obtiennent, un an plus tard, le gel des réformes, entraînant de nouvelles contradictions économiques. Tous les voyants sont au rouge.

    Avec la mort de Hu, la confrontation politique descend dans la rue et entraîne dans son sillage des forces extrêmement diverses, sur les plans social et politique, y compris des cadres de l’administration et du parti. Exception faite des paysans, toutes les couches de la population prennent part à la protestation et la complexifient, la rendant très hétérogène, même si une aspiration balbutiante à une « participation politique » est partagée. Elle se cristallise sur la dénonciation de la corruption, de l’autoritarisme et la revendication de plus de liberté d’expression et de pensée. Les uns réclament des réformes, un véritable contenu social et une plus juste répartition des richesses. Pour eux, estime Jeffrey Wasserstrom, il ne s’agissait pas de « renverser le système (…) ils voulaient seulement le réformer ». D’autres, redoutant d’être les laissés-pour-compte des mesures annoncées, contestent publiquement leur bien-fondé et veulent revenir à l’ancien système. Un courant minoritaire de l’intelligentsia, l’œil rivé sur un Occident idéalisé, adopte des positions radicales comme l’astrophysicien Fang Lizhi, qui prône la rupture avec le marxisme, que l’on doit, selon lui, « abandonner comme de vieilles fripes que l’on jette ». Il trouve écho dans les nouveaux milieux affairistes poussant à la privatisation de l’économie. Ces néolibéraux se sont posés en contestataires du régime, luttant contre la « tyrannie » et pour la « liberté » en parallèle des appels à la démocratie qui traversaient alors l’Europe de l’Est.

    La confusion et l’indécision des manifestants trouvent leur corollaire dans celles du gouvernement. La faction conservatrice aspire à une mise au pas autoritaire des contestataires. Les réformistes prônent une solution négociée. Deng Xiaoping se range du côté des premiers, redoutant le chaos qui mettrait un frein à ses projets de modernisation. L’annonce de la loi martiale le 19 mai s’accompagne de la mise à l’écart de Zhao Ziyang et douche les espoirs d’une issue pacifique. Pourtant, rien n’est encore prêt pour lancer l’épreuve de force décisive : l’état-major de l’armée est divisé. Jusqu’au 3 juin, tout semble tourner miraculeusement à l’avantage de la population, qui bloque les blindés à la périphérie de Pékin. Jusque dans la soirée où tout bascule.

Un silence qui pèse dans les mémoires de toute une génération

    Durant ces trente dernières années qui ont transformé la Chine en profondeur, le mouvement de 1989 est resté un sujet tabou. Des 241 morts, chiffres officiels, aux quelques milliers avancés par certaines organisations de défense des droits de l’homme (des ouvriers dans leur majorité), nul ne sait encore quel est le bilan de l’intervention militaire et de la répression qui suivit en l’absence d’enquêtes et de transparence de l’État. Un silence qui pèse dans les mémoires de toute une génération.

    Dans les coulisses du pouvoir, les confrontations ne sont pas closes. Deng met plus de trois ans à imposer la relance de sa réforme économique mais la répression de la mobilisation sociale lui a donné un cours plus libéral : le maintien de la stabilité politique et sociale conditionne le développement économique, tâche prioritaire du régime : sortir le pays de la pauvreté, le moderniser, élever le niveau de vie de la population, répète Deng, assureront sa légitimité et le préserveront du scénario soviétique.

    La Chine de 2019 n’est en rien comparable à celle de 1989. Sa société non plus, beaucoup plus inégalitaire, mais bénéficiant déjà de la petite prospérité (xiaokang) promise pas le pouvoir et surtout plus ouverte, plus mobile. Un quart, voire un tiers des Chinois ont désormais un niveau de vie comparable à celui de la classe moyenne européenne. L’aspiration à la stabilité tout comme la fierté nationale retrouvée n’ont pas gommé les conflits ouvriers, les revendications à plus de justice sociale, à un meilleur environnement, les dénonciations de la corruption ou de l’arbitraire des bureaucraties locales. Toutefois, le consensus sur « le grand renouveau de la nation chinoise », basé sur la réussite économique sans relâcher l’autoritarisme politique, proposé par Xi Jinping, trouve largement écho dans la population. Un sentiment que la politique agressive de Trump ne fait que renforcer. L’annonce faite par Xi de l’entrée de la Chine dans « une période de risques majeurs », du fait de la situation internationale instable et du bras de fer avec les États-Unis, met en avant l’exigence d’unité nationale qui résonne comme l’épine dorsale de la politique intérieure.

    Dominique Bari
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