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Socialisme allemand : Gotha 1875, le congrès, son programme, la critique du programme. 1ère partie.

publié le 12 juin 2013, 09:44 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 oct. 2014, 07:24 ]

    Je publie ici sur mon site des documents originaux extraits soit du livre des Éditions Sociales de 1966, présenté et annoté par Émile Bottigelli, soit du site internet marxists.org qui a entrepris de publier la correspondance de Marx et d’Engels, des œuvres complètes de l’un ou de l’autre en collaboration avec l’université des sciences sociales de Québec. En principe je m’en tiens à la version des Éditions Sociales qui, d’ailleurs, est la source du site marxistes.org/u. de Québec mais les notes infrapaginales ne sont pas les mêmes chez marxists.org : dans ce cas-là, j’additionne les deux écrits.

    Je rappelle une idée essentielle : lorsque les deux courants du mouvement ouvrier allemand (les Lassalliens et les Marxistes, dit grossièrement) ont décidé de s’unifier en un seul parti - congrès de Gotha en 1875 - on rédigea un programme politique. Programme tellement orienté vers le lassallisme que Marx estima nécessaire de réagir, de le critiquer scientifiquement. Mais ces critiques de Marx ne furent jamais publiées ! Après le succès électoral de 1877, le nouveau parti fut interdit par Bismarck et les nécessités étaient autres. En 1890, le parti est de nouveau autorisé et décide de tenir un nouveau congrès fondateur à Erfurt. ALORS, Engels estime indispensable de publier La critique du programme de GOTHA, quoique datée de 1875, qui, aux yeux des marxistes, n’est pas une œuvre de circonstance mais une référence théorique. L’ensemble des adhérents eut donc connaissance du texte de Marx - mort en 1883 - en 1891 seulement.   

PLAN

    A. AVANT-PROPOS DE FRIEDRICH ENGELS

    B. LETTRE D'ENVOI DE K. MARX A W BRACKE

    C. PROGRAMME DE GOTHA, MAI 1875

    D. GLOSES MARGINALES AU PROGRAMME DU PARTI OUVRIER ALLEMAND (Marx) 2ème partie : Socialisme allemand : Gotha 1875, le congrès, son programme, la critique du programme. 2ème partie.

 

 

A. AVANT-PROPOS DE FRIEDRICH ENGELS

 

Londres, 6 janvier 1891.

 

    Le manuscrit imprimé ici - la lettre d'envoi à Bracke (1) aussi bien que la critique du projet de programme - fût adressé à Bracke en 1875, peu de temps avant le congrès d'unité de Gotha, pour être communiqué à Geib (2), Auer (3), Bebel (4), et Liebknecht (5) et être retourné ensuite à Marx. Le congrès de Halle (6) ayant mis à l'ordre du jour du Parti la discussion du programme de Gotha, je croirais commettre un détournement si je dérobais plus longtemps à la publicité ce document considérable, le plus considérable peut-être de ceux qui concernent cette discussion (7).

    Mais le manuscrit a encore une autre portée, et de beaucoup plus grande. Pour la première fois, on trouve ici, clairement et solidement établie, la position prise par Marx en face des tendances inaugurées par Lassalle dès son entrée dans le mouvement, et cela en ce qui concerne à la fois les principes économiques et la tactique.

    L'impitoyable sévérité avec laquelle le projet de programme est analysé, l'inflexibilité avec laquelle les résultats obtenus sont énoncés et les points faibles du projet mis à nu, tout cela ne peut plus blesser aujourd'hui, après plus de quinze ans. De lassalliens spécifiques, il n'en existe plus qu'à l'étranger, ruines solitaires, et à Halle le programme de Gotha a été abandonné même par ses auteurs, comme absolument insuffisant.

    Malgré cela, j'ai retranché, là où la chose était indifférente, et remplacé par des points quelques expressions ou appréciations âprement personnelles. Marx le ferait lui-même, s'il publiait aujourd'hui son manuscrit. La vivacité de langage qu'on y rencontre parfois s'expliquait par deux circonstances. D'abord nous étions, Marx et moi, mêlés au mouvement allemand plus intimement qu'à tout autre; la régression manifeste dont témoignait le projet de programme devait nous émouvoir tout particulièrement. En second lieu, nous étions à ce moment, deux ans à peine après le congrès de La Haye de l'Internationale (8), en pleine bataille avec Bakounine (9) et ses anarchistes qui nous rendaient responsables de tout ce qui se passait en Allemagne dans le mouvement ouvrier; nous devions donc nous attendre également à ce qu'on nous attribue la paternité inavouée du programme. Ces considérations sont aujourd'hui caduques, et, en même temps, la raison d'être des passages en question.

    Il y a, en outre, quelques phrases qui, pour des raisons légitimées par la loi sur la presse, sont remplacées par des points. Là où je devais choisir une expression atténuée, je l'ai mise entre crochets. A cela près, la reproduction est textuelle.

 

(1) BRACKE, Wilhelm (1842-1880). Après avoir été trésorier de l'organisation lassalienne, l'Association générale des ouvriers allemands (ADAV), il fut, eu 1869, un des fondateurs du Parti d'Eisenach. Il fut condamné en 1871 à seize, puis à trois mois de prison pour avoir protesté contre la continuation de la guerre franco-allemande et l’annexion de l'Alsace-Lorraine, et appelé les ouvriers à l'action. Député au Reichstag en 1877. Auteur d'une brochure de propagande bien connue: A bas les socialistes !

(2) GEIB, August (1842-1879). Libraire, trésorier du Parti lassallien. Condamné en 1871 à la prison pour avoir protesté coutre la continuation de la guerre franco-allemande et l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Député au Reichstag de 1874 à 1877.

(3) AUER Ignace (1846-1901) : Secrétaire du Parti d'Eisenach. Fut député au Reichstag presque sans interruption, de 1877 à sa mort. Ouvrier sellier, il devint à la fin de sa vie, l'un des principaux fonctionnaires du Parti.

(4) BEBEL August (1840-1913) : Chef politique et tacticien de la social-démocratie allemande et de la II° Internationale. Ouvrier tourneur. Vers 1865, sous l'influence de W. Liebknecht, s'affilia à la 1ère Internationale. En 1869, fonda avec lui, à Eisenach, le Parti ouvrier social- démocrate. Fut jusqu'à sa mort le chef incontesté du Parti. En 1908, Lénine fit de lui un vif éloge. Dans ses dernières années devint centriste, par suite de son désir de conserver au Parti son unité à tout prix. Principaux ouvrages : Christianisme et socialisme (1874), La Femme et le socialisme (1879), Charles Fourier, sa vie et sa théorie (1888), Ma vie (3 sol.. 1910-1914).

(5) LIEBKNECHT Wilhelm (1826.1900) : Avec Bebel, le chef le plus important de la social-démocratie allemande. Prit part à la révolution allemande de 1848. Émigra ensuite en Suisse et à Londres, où il devint socialiste scientifique (sic) sous l'influence de Marx et d'Engels. En 1869, fonda avec Bebel, à Eisenach, le Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne (SDAP). Combattit le réformisme, fut rédacteur du Vorwärts, l'organe central du Parti. Lénine l'estimait comme un véritable tribun révolutionnaire. Liebknecht fut matérialiste et athée intransigeant. A écrit de nombreuses brochures. Père de Karl Liebknecht.

(6) Le congrès social-démocrate de Halle (1890), le premier qui suivit l'abrogation de la "loi contre les socialistes", avait décidé, après un rapport de Wilhelm Liebknecht, d'élaborer un nouveau programme du Parti. Au congrès suivant (Erfurt, 1891), l'ancien programme (de Gotha) fut remplacé par celui d'Erfurt.

(7) Le 17 janvier 1891, Engels écrit dans une lettre à Sorge (dirigeant de la I° Internationale aux Etats-Unis, installé à New York); "Le n° 17 de la Neue Zeit (la revue théorique de la social-démocratie allemande) va lancer une bombe : la critique du programme de 1875, de Marx. Tu te réjouiras, mais chez certains en Allemagne cela provoquera l'indignation et la colère". Le 11 février 1891, il lui écrit encore : "Tu as certainement lu l'article de Marx dans la Neue Zeit. Il a provoqué au début, chez les dirigeants socialistes en Allemagne, une colère qui tend à s'apaiser actuellement; par contre au sein du Parti même, - exception faite de vieux lassalliens, - la joie est grande".

(8) C’est lors de ce Congrès que seront exclus de l’Internationale Bakounine et ses partisans.

(9) BAKOUNINE, M. A. (1814-1876) : Anarchiste russe. Émigré en 1846, participa à la révolution allemande de 1848, fut un des dirigeants des insurrections de Dresde et de Prague. Livré par l'Autriche à la Russie, emprisonné à Saint-Pétersbourg, puis déporté en Sibérie, il s'en évada et reprit en Europe occidentale son activité.

 

B. LETTRE D'ENVOI DE K. MARX A W BRACKE

 

    Marx envoie à son ami Bracke (cf. supra, une brève biographique), sa critique du programme que les congressistes vont débattre à Gotha. Il en profite pour présenter le contexte politique : alors que les Eisenachiens étaient en position de force, ce sont les Lassalliens qui ont réussi à faire passer l’esprit de leur programme antérieur. J.-P.R. (les mots en gras noir ou bleu  sont soulignés par moi).   

 

    Londres, 5 mai 1875

    Mon cher Bracke,

 

    Les gloses marginales qui suivent, critique du programme de coalition, ayez l'amabilité de les porter, après lecture, à la connaissance de Geib et d'Auer, de Bebel et de Liebknecht. Je suis surchargé de travail et fais déjà beaucoup plus que ce qui m'est prescrit par les médecins. Aussi n'est-ce nullement pour mon "plaisir" que j'ai griffonné ce long papier. Cela n'en était pas moins indispensable pour que, par la suite, les démarches que je pourrais être amené à faire ne pussent être mal interprétées par les amis du Parti auxquels est destinée cette communication.

    Après le congrès d'unité nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous indiquerons que nous n'avons rien de commun avec le programme de principe en question.

    Cela est indispensable puisqu'on répand à l'étranger l'opinion soigneusement entretenue par les ennemis du Parti, - opinion absolument erronée - que nous dirigeons ici, en secret, le mouvement du Parti dit d'Eisenach. Dans un écrit russe tout récemment paru (1), Bakounine, par exemple, me rend responsable non seulement de tous les programmes, etc., de ce Parti, mais encore de tout ce qu'a fait Liebknecht dès le premier jour de sa collaboration avec le Parti populaire (Volkspartei).

    Cela mis à part, c'est pour moi un devoir de ne pas reconnaître, fût-ce par un diplomatique silence, un programme, qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et qui démoralise le Parti.

    Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes. Si donc on se trouvait dans l'impossibilité de dépasser le programme d'Eisenach, - et les circonstances ne le permettaient pas, - on devait se borner à conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun. Si on fabrique, au contraire, des programmes de principes (au lieu d'ajourner cela à une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune), on pose publiquement des jalons qui indiqueront au monde entier le niveau du mouvement du Parti. Les chefs des lassalliens venaient à nous, poussés par les circonstances. Si on leur avait déclaré dès l'abord qu'on ne s'engagerait dans aucun marchandage de principes, il leur eût bien fallu se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation en vue de l'action commune. Au lieu de cela, on leur permet de se présenter munis de mandats qu'on reconnaît soi-même avoir force obligatoire, et ainsi on se rend à la discrétion de gens qui ont besoin de vous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès d'unité, tandis que notre parti (celui d’Eisenach, JPR) tient le sien post festum (2) ! On voulait manifestement escamoter toute critique et bannir toute réflexion de notre propre parti. On sait que le seul fait de l'union donne satisfaction aux ouvriers, mais on se trompe si l'on pense que ce résultat immédiat n'est pas trop chèrement payé.

    Au surplus, le programme ne vaut rien, même si l'on fait abstraction de la canonisation des articles de foi lassalliens.

    Je vous enverrai bientôt les derniers fascicules de l'édition française du Capital. L'édition en a été longtemps suspendue, par suite de l'interdiction du gouvernement français. Cette semaine-ci, ou au commencement de la semaine prochaine, l'édition sera terminée (3). Avez-vous eu les six premiers fascicules ? Veuillez me procurer l'adresse de Becker (4) à qui je dois envoyer les derniers.

    La librairie du Volksstaat (5) a des manières à elle. C’est ainsi que, par exemple, on ne m'a pas encore adressé un seul exemplaire imprimé du Procès des communistes de Cologne (6).

 

(1) Il s'agit du livre de Bakounine Staat und Anarchie (Etat et Anarchie), Zurich, 1873

(2) Après la fête ! En effet, le congrès lassallien se tint avant celui de Gotha en mai; et le congrès des eisenachiens à Hambourg le 8 juin.

(3) La première traduction française du premier volume du Capital fut publiée, sous la surveillance de Marx lui-même, par fascicules à Paris entre 1872 et 1875.

(4) BECKER, J.-Ph. (1800-1886) : militant de la 1ère Internationale, ami de Marx, jardinier de profession. Révolutionnaire actif de l’Allemagne des années 1830 et 1840. à l’époque de la révolution (1848-1849) participa activement à l’insurrection de Bade. Rédacteur de l’organe de la 1ère Internationale Der Vorbote (le Précurseur).

(5) Organe central des Eisenachiens de 1870 à 1876. Il paraissait hebdomadairement à Leipzig (Saxe). Wilhelm Liebknecht en était le rédacteur en chef.

(6) Le petit volume de Marx sur le procès des communistes de Cologne (procès jugé en 1852) parut au commencement de 1875 : il a été traduit français par Léon Rémy, ainsi que l'importante introduction historique dont l'a fait précéder Engels et qui contient sur la célèbre Ligue des communistes tout ce qu'il est essentiel de savoir. (K. Marx : L’Allemagne en 1848, pp. 255-400, Paris, 1901.). L'introduction d’Engels est reproduite dans l'édition de 1966 du Manifeste du Parti communiste par les Éditions sociales.

 

C. PROGRAMME DE GOTHA, MAI 1875

 

I.

    Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme en général le travail productif n'est possible que par la société, son produit intégral appartient à la société, c'est-à-dire à tous les membres de celle-ci, tous devant participer au travail, et cela en vertu d'un droit égal, chacun recevant selon ses besoins raisonnables.

Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe capitaliste; l'état de dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.

L'affranchissement du travail exige la transformation des instruments de travail en patrimoine commun de la société et la réglementation, par la communauté, du travail collectif; avec affectation d'une partie du produit aux besoins généraux et partage équitable du reste.

L'affranchissement du travail doit être l'oeuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire.

II

    Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'État libre et la société socialiste, de briser la loi d'airain des salaires par la destruction du système du travail salarié, d'abolir l'exploitation sous toutes ses formes, d'éliminer toute inégalité sociale et politique.

Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne, bien qu'il agisse tout d'abord dans le cadre national, a conscience du caractère international du mouvement ouvrier, et il est résolu à remplir tous les devoirs qui s'imposent de ce fait aux travailleurs en vue de réaliser la fraternité de tous les hommes.

Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame, pour préparer les voies à la solution de la question sociale, l'établissement de sociétés ouvrières de production avec l'aide de l'État, sous le contrôle démocratique du peuple travailleur. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l'industrie et l'agriculture avec une telle ampleur que l'organisation socialiste de l'ensemble du travail en résulte.

Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame comme base de l'État :

1. Suffrage universel égal, direct, secret et obligatoire pour tous les citoyens âgés d'au moins vingt ans et pour toutes les élections générales et communales. Le jour de l'élection sera un dimanche ou un jour férié.

2. Législation directe par le peuple. La guerre et la paix votées par le peuple.

3. Service militaire pour tous. Substitution de la milice populaire à l'armée permanente.

4. Suppression des lois d'exception, notamment des lois sur la presse, sur les réunions et les coalitions, et en général de toutes les lois restreignant la libre manifestation des opinions, la liberté de la pensée et de l'étude.

5. Justice rendue par le peuple. Gratuité de la justice.

6. Éducation générale et égale du peuple par l'État. Obligation scolaire. Gratuité de l'instruction dans tous les établissements scolaires. La religion déclarée chose privée.

Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne réclame, sous le régime social actuel :

1. La plus grande extension possible des droits et des libertés politiques dans le sens des revendications précitées.

2. Un impôt unique et progressif sur le revenu pour l'État et les communes, à la place de tous les impôts indirects, spécialement de ceux qui pèsent sur le peuple.

3. Droit illimité de coalition.

4. Journée de travail normale en rapport avec les besoins de la société. Défense de travailler le dimanche.

5. Interdiction du travail des enfants, ainsi que du travail des femmes, qui porte préjudice à la santé et à la moralité.

6. Loi de protection de la vie et de la santé des travailleurs. Contrôle sanitaire des logements ouvriers. Surveillance du travail dans les usines, les fabriques et les ateliers, ainsi que du travail à domicile, par des fonctionnaires élus par les ouvriers. Loi punissant les infractions.

7. Réglementation du travail pénitentiaire.

8. Administration pleinement autonome de toutes les caisses ouvrières d'assistance et de secours mutuel.

 

http://www.marxists.org/francais/inter_soc/spd/18750500.htm

 

Fin de la 1ère partie de cet article.

à suivre : Socialisme allemand : Gotha 1875, le congrès, son programme, la critique du programme. 2ème partie.

 

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