Sur
un des plus célèbres chapiteaux de la cathédrale de Vézelay, Moïse
verse du grain, symbole de la Loi ancienne, dans les meules d’un moulin
que récolte Paul de Tarse dans un sac de toile sous la forme d’une
farine figurant la Loi nouvelle. Disposés l’un et l’autre d’un côté et
de l’autre d’un arbre les surplombant, l’un est dans l’ombre et l’autre
en pleine lumière.
Au cours d’une conférence consacrée à
la question de l’État et de son dépérissement comme perspective de la
révolution d’Octobre, donnée en juillet 1919 devant les étudiants de
l’université moscovite Sverdlov, Lénine exhorte ses auditeurs et ses
auditrices : « J’espère que (…) vous lirez l’ouvrage d’Engels l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. » « C’est, précise-t-il, une des œuvres maîtresses du socialisme moderne. »
De
l’autre côté de la Volga, dont les plaines sont alors ravagées par les
affrontements de la guerre civile et l’intervention des troupes
étrangères, c’est au nom de la même figure d’autorité intellectuelle que
Karl Kautsky publie Terrorisme et communisme, ouvrage dans
lequel celui qui fut le « pape » du marxisme après la mort d’Engels en
1895, engagé dans une virulente polémique qui l’oppose à Lénine et à
Trotski, expose une critique acerbe du bolchevisme. Dans son apologie de
la « stratégie parlementaire » comme seule perspective pertinente de
l’action de la social-démocratie, il fait également référence à Engels
et notamment à la préface – falsifiée, comme l’explique ci-après le
philosophe Jean Quétier – qu’Engels rédigea pour l’édition de 1895 des Luttes de classes en France, de Marx. Son « testament politique ».
Objet
d’un consensus de référence pour les deux courants « frères ennemis »
du marxisme de l’après-Révolution russe de 1905 et de 1917, l’un
« réformiste », l’autre « révolutionnaire », l’œuvre d’Engels, malgré
des différences d’interprétations majeures, était alors incontournable,
débordant le strict cercle du mouvement ouvrier, communiste et
socialiste. Assassinés le 15 janvier de la même année 1919 par les Corps
francs, sous les ordres du ministre du gouvernement du
social-démocrate de Friedrich Ebert, Gustav Noske, Rosa Luxemburg et
Karl Liebknecht, victimes de la répression de la Révolution spartakiste,
s’en réclamaient, non sans esprit critique cependant, avec autant de
chaleur.
À l’ombre de celle de Karl Marx, l’œuvre de
Friedrich Engels est aujourd’hui parfois considérée comme étant à
l’origine des différentes versions du marxisme scolastique qui ont
fleuri après la mort de l’auteur du Capital et, sous une forme
plus ou moins sclérosée, voire policière, de la prise de pouvoir de
Staline en URSS, dans les années 1930. En France, c’est, par exemple,
l’idée directrice de Maximilien Rubel, chargé de l’édition des œuvres de
Marx à la « Bibliothèque de la Pléiade », qui, à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Engels, identifie ce dernier comme étant le principal responsable de l’invention du « marxisme en tant que culte ».
Après un passage au purgatoire de la pensée, son retour
actuel, dans le sillage de celui de Marx, est l’occasion de redécouvrir
un auteur plus complexe que celui qui fut la « proie » posthume, plus ou
moins heureuse, de ceux qui s’en réclamaient, penseurs originaux ou
épigones. Loin de tout « moulin mystique », de tout catéchisme
« diamat » ou encore de toute fosse à la Spinoza pour « chien crevé »,
un auteur dont la pensée constitue un itinéraire essentiel dans
l’histoire de l’émancipation humaine, itinéraire de penseur et de
passeur révolutionnaire illustré ici en suivant quelques-unes de ses
pistes. Un homme d’exception aussi, dont les engagements personnels et
politiques forcent le respect.
« Maximilien Rubel a
fait d’Engels le coupable de toutes les déviations et de toutes les
tendances dogmatiques du marxisme, ce qui est complètement abusif », explique le philosophe Étienne Balibar, collaborateur de Louis Althusser à l’époque de Lire le Capital (1965) et de Pour Marx (1965). « La tradition dogmatique dans le marxisme, et en particulier celle qui vient de la IIIe Internationale et, derrière, de la IIe
Internationale, s’est énormément servie d’Engels parce que celui-ci
avait fourni des formulations simples et claires là où Marx avait laissé
un chantier », précise-t-il : « C’est lui qui a “porté le
chapeau” auprès de tous les gens qui s’étaient fixé comme objectif de
“libérer” le marxisme de ce qu’ils considéraient comme ses tendances
dogmatiques, ce qui n’est pas du tout vrai. » « Ce qui est
certain, c’est qu’Engels a dit cette phrase fameuse : “Marx était un
génie ; nous autres, tout au plus, des talents” », précise encore le théoricien de l’« égaliberté » : « Il s’est mis en second, derrière Marx. » Mais si l’ « on
peut dire, en effet, que Marx a apporté des choses plus fondamentales à
la pensée qu’Engels, la première question qui s’impose, c’est de savoir
si Marx aurait pu le faire sans Engels, or, cela n’est pas évident du
tout. »
De la période où Marx et Engels nouent
leur amitié dans les milieux politiques des immigrés allemands de Paris
et de Bruxelles, au milieu des années 1840, à celle de la publication du
premier livre du Capital dans les années 1860 et de leur
engagement commun dans la Ire Internationale et, jusqu’à la mort de Marx
en 1883, dans leurs interventions théoriques des années qui suivent la
Commune de Paris de 1871, c’est de fait une pensée en commun qui se
livre au regard rétrospectif. Une pensée mêlée et engagée « dans la
mêlée » sur les deux plans de la théorie et de la pratique politique
dont les linéaments peuvent se suivre dans leur abondante
correspondance, dans les manuscrits et les livres qu’ils signent
ensemble tels ceux de l’Idéologie allemande (1845), du Manifeste du Parti communiste
(1848), mais aussi dans les ouvrages qu’ils publient en leur nom
propre, sans parler de leurs nombreux articles. Une pensée en dialogue
permanent où, quelquefois, chacun à tour de rôle prend celui d’un
sparring partner sans concession, offrant peu d’exemples équivalents
dans l’histoire intellectuelle, Marx, in fine, gardant en main les
guanti bui sur le ring de l’histoire.
Le premier « coup droit » est cependant donné par Engels, qui fait part de son enquête sur la Situation des classes laborieuses en Angleterre en 1844
(1845) à son nouvel ami, exilé à Paris puis à Bruxelles, poursuivi par
la police prussienne pour ses idées démocratiques. Son travail de
terrain dans le slum de Manchester, où Engels, à moins de 25 ans, fils
d’un riche bourgeois industriel, est conduit par la main par Mary Burns,
jeune ouvrière irlandaise avec qui il franchit le mur de classe et de
qui il demeurera épris jusqu’à la fin de sa vie – voir l’Humanité
du 10 août 2020 –, est en effet l’occasion d’une série de coups de
force théoriques et d’un « changement de terrain » dont lui et son ami
ne quitteront dès lors plus jamais les sentiers.
« La Situation des classes laborieuses en Angleterre, une
étude qu’Engels fait à Manchester, la ville où il travaille dans
l’usine de son père, a une incidence sur Marx au sens où, avec lui, on
quitte la pure philosophie et la discussion avec l’idéalisme allemand
pour aller vers une analyse presque ethnographique de la classe
ouvrière », explique Florian Gulli, coauteur avec Jean Quétier de Découvrir Engels (2020). « Au-delà
de son contenu, ce n’est pas seulement un livre à relire ou à plaquer
sur le réel d’aujourd’hui, mais un geste qui mérite d’être réitéré dans
une perspective politique », renchérit-il. « Dans cette
enquête, Engels a vraiment été pionnier pour toutes les sciences
humaines et sociales avec une pratique et des textes méthodologiquement
fondateurs », explique pour sa part Rachel Renault : « Même si,
dans le contenu scientifique, cela a évolué ici et là, sur la démarche,
ce sont des intuitions qui vont être fécondes sur le long terme. » Autre aspect à souligner chez Engels, selon l’historienne autrice d’une étude sur la Guerre des paysans en Allemagne (1850)
du philosophe, l’esprit de révision et de précision scientifique qui
lui fait remettre sans cesse sur le chantier ses travaux historiques. Un
point commun avec Marx trop souvent manqué par leurs critiques ou
certains de leurs épigones plus fidèles à la lettre qu’à la méthode et à
l’esprit de leurs travaux. Au centre de sa démarche, dans cet écrit « à
chaud » mais remis donc sans cesse sur le métier, l’effort pour
produire le dévoilement des logiques internes du processus historique,
au-delà des apparences, de l’idéologie et des luttes politiques.
Cette
révolution théorique qui combinera bientôt l’idée d’une analyse des
infrastructures techniques, sociales et économiques, déterminantes « en
dernière instance », en tant que socle d’activités, des processus de
l’action historique, celle du caractère antagonique des sociétés
modernes fondée sur la lutte des classes, celle d’un caractère
historique et dialectique de leur devenir, ainsi que du caractère
semi-volontaire ou semi-conscient de l’action historique elle-même, est
simultanée à celle de Marx, qui l’étend plus spécifiquement au domaine
de l’économie politique.
Caricaturée, peu comprise ou
déformée ultérieurement, Engels s’emploiera à la défendre contre un
certain réductionnisme après la mort de son ami en intervenant
directement et en republiant ses œuvres. Il s’emploiera également à lui
donner l’expression théorique d’une conception du monde –
Weltauffassung, une conception, plutôt que Weltanschauung, une vision,
comme le souligne Étienne Balibar – dans des écrits tels que l’ Anti-Dühring (1878) ou son Ludwig Feuerbach et la fin (sortie) de la philosophie classique allemande
(1888), Marx ayant toujours remis à plus tard l’effort pour l’exposer
lui-même de manière explicite, appliqué qu’il était à ce que Lénine
appellera plus tard « l’analyse concrète des situations concrètes », dans les interstices d’un temps libre qui, s’il s’était accru pour Marx au lendemain de la publication du premier livre du Capital, était essentiellement consacré à l’action politique dans le cadre du mouvement ouvrier de son époque.
Un
« péché originel » que ne lui pardonneront peut-être jamais ceux qui
n’ont pas le courage de monter sur un ring analogue à celui qu’ils
fréquentèrent, ni à rentrer dans l’arrière-salle où, dans la solitude,
Engels, maître d’œuvre de la fondation de la IIe Internationale à Paris,
le 14 juillet 1889, s’emploiera à faire revivre le Maure dans un
dialogue où celui-ci ne lui répondait plus. Mais c’est peut-être dans
l’audace même de certaines de ses corrections, de ses interventions, de
ses hésitations, de ses erreurs d’interprétation et de ses écarts, tels
ceux qui surgissent par exemple entre lui et Marx, comme le montre
Saliha Boussedra sur la question de l’émancipation féminine – voir page
25 – que s’ouvre pour nous ce dialogue interrompu mais vivant car
toujours ouvert, accueilli par la petite porte privée de l’appartement
londonien du « général » Engels, celui-là même qui ne s’ouvrait qu’aux
amis et aux militants ouvriers. Pour trinquer aussi, une stout à la main
pour son anniversaire, avec Mary et Lizzie Burns, un pied de nez par la
fenêtre donnant à l’étage sur la rue passante des bourgeois en marche,
tête nue, les cheveux gominés avec une mèche « à la Napoléon » tombant
sur une calvitie naissante ou savamment ébouriffés, avec ou sans
houppette, au pas de l’oie, en melon ou haut-de-forme avec ou sans canne
à bout ferré, à l’union internationale de la classe laborieuse et,
gants de cuir en pognes, au renversement révolutionnaire du capitalisme.