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Aspects du socialisme allemand au XIX° siècle.

publié le 15 mars 2013, 08:50 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 juin 2013, 05:10 ]

    le libellé des programmes de certains examens et concours font démarrer la question sur le socialisme allemand en 1875, c'est-à-dire au congrès d'unification de Gotha. Danger ! Il faut savoir la préhistoire de ce courant AVANT 1875 sinon on ne comprend rien à la suite. Marx étant une figure incontournable beaucoup peuvent croire que le socialisme allemand est son "produit". Il n'en est rien. la figure dominante est celle de Lassalle qui n'est pas marxiste et dont le courant d'idées sera MAJORITAIRE à Gotha. le parti socialiste allemand est marqué de façon définitive par ces idées lassalliennes qui sont grosses de danger.

    Si la révolution bourgeoise a échoué, une autre est désormais possible : la révolution prolétarienne. Il existe une tradition révolutionnaire chez les ouvriers allemands, les ouvriers-mineurs du XVI° siècle participèrent aux évènements de leur époque ; à la fin du XVIII° siècle, on observe à Berlin, l’éclosion d’idées communistes (Ziegenhagen, Fröhlich). Avec l‘industrialisation, des masses ouvrières se constituent (Berlin, Saxe, Ruhr…). Pourtant malgré l’impact du Manifeste communiste dont nul n’ignore qui sont les auteurs, c’est une tendance non marxiste qui est à l’origine de la première organisation indépendante des ouvriers (Association Générale des Ouvriers Allemands, AGOA 1863). Elle est impulsée par Ferdinand Lassalle.

 

Le lassallianisme. 

    Dans son "Histoire des doctrines politiques en Allemagne", Jacques Droz distingue radicalement le marxisme et le lassallianisme.

    Le socialisme lassallien est allemand par tous les pores de sa peau. Le lecteur sera témoin que l’on rencontre, partout dans l’histoire allemande, le thème de l’Etat. Luther, Frédéric II, les Aufklärer [1], Stein et Hardenberg (qui tentèrent de réformer la Prusse après l’effondrement de 1806), Hegel, bien d’autres, ne jurent que par l’Etat qui est pour eux au service de tous, neutre, au-dessus des contingences d’époque, etc... C’est « l’Etat qui plane dans les airs ». Et Lassalle n’échappe pas à cette règle. Son socialisme reposerait sur des structures coopératives qui seraient financées et garanties par… l’Etat. Il pousse donc à la lutte pour le suffrage universel qui permettrait de le contrôler [2]. Lassalle entend inscrire son action uniquement à l’intérieur de la légalité - qui est alors celle de Bismarck - et la restreindre de ce fait aux limites de l’Allemagne. Une loi votée en mars 1850, en pleine réaction, interdisait toute liaison entre les associations ouvrières prussiennes et les sociétés étrangères. Cela bloquait toute présence de l’Association internationale des Travailleurs (AIT) en Prusse. Mais précisément, Lassalle opte pour un socialisme dans le cadre national, conformément à sa conception qui fait de l’Etat la clé de voûte de son système et selon laquelle l’Etat est une création nationale. Très prussien et même hégélien - étudiant, il adopta passionnément les thèses de Hegel - il pense que l’Etat est un organe garantissant droit et justice, ce qui l’éloigne des thèses marxistes dont l’ABC fait de l’Etat, non pas un organisme neutre, mais un outil au service d’une classe. L’époque voulait que Lassalle et Bismarck eussent le même adversaire : la bourgeoisie libérale capitaliste - Bismarck représentant les junkers (cf. l’article le concernant)-. Les deux hommes se rencontrèrent et eurent des contacts secrets, aujourd’hui avérés. Après sa mort en 1864, il est remplacé par son ami intime B. Becker lequel dut démissionner à cause des soupçons qui en faisaient un agent de la police. Le nouveau président de l’AGOA (ADAV en allemand), Schweitzer, fut exclu en 1872 lorsque ses relations avec le gouvernement prussien furent rendues publiques. Ainsi qu’on le voit, les lassalliens étaient peu nets. Mais cela est dû aussi à Bismarck qui tenait absolument à contrôler cette force nouvelle qui émergeait sur son extrême-gauche. De ce courant, il restera deux idées-forces : le socialisme construit à l’intérieur du cadre national et le refus de l’internationalisme prolétarien ; et secondement, la priorité à la lutte pour le suffrage universel (non acquis en Prusse en 1918) et le primat donné aux élections sur tout autre forme de lutte.

    Marx et Engels ont combattu, comme on s’en doute, les thèses lassalliennes. Le fondateur de l’ADAV avait une conception paternaliste et autoritaire de la direction du parti, très "vieille Prusse" en dernier ressort. Lors de la dissolution de l’ADAV par Bismarck, Engels montre que l’évolution de ce parti s’explique parce que les « membres de l’Association dissoute se sont mis à penser au lieu de croire seulement ».[3] Coup de griffe au luthérianisme en passant, la raison était la grande prostituée (sic) pour le Grand Réformateur. Pourquoi Bismarck a-t-il dissous l’ADAV ? Parce qu’elle était devenue dangereuse, ainsi que l’écrit Engels dans l’article cité. Dangereuse, c’est-à-dire sensible de plus en plus au marxisme. Ce qui rompait le contrat Lassalle-Bismarck. Lassalle s’engageait à réfuter l’internationalisme, à soutenir les "intérêts nationaux prussiens" (sic) dans la recherche de l’unité  petite-allemande (c’est-à-dire anti-autrichienne) par le premier ministre, à se limiter à la bataille pour le suffrage universel et délaisser la lutte pour les autres libertés fondamentales ; en échange Bismarck s’engageait à quelques réformes sociales et à octroyer le suffrage universel quand cela serait possible. Par exemple, Bismarck accorda une caisse générale d’assurance-vieillesse gérée par son administration.

    Les marxistes s’élevèrent là-contre 

« qui donne inconsciemment aux ouvriers un intérêt conservateur aux formes existantes de l’Etat ». Ce qu’il faut, au contraire, c’est que ces « caisses de maladie, de vieillesse et d’aide aux travailleurs en déplacement (…) soient le fruit de l’initiative des syndicats». Le parti doit donc « agir énergiquement pour organiser les ouvriers en syndicats centralisés »[4].

    Marx et Engels ont en effet bien vu, en révolutionnaires conséquents, ce qui fait le drame de l’histoire allemande, déjà en 1868 :

"En Allemagne, les ouvriers sont dressés dès l'enfance par la bureaucratie à croire en l'autorité et l'instance supérieure, si bien qu'il faut avant tout qu'ils apprennent à se tirer d'affaire tout seuls" (souligné par K. Marx). Et, dans une lettre à Engels datée du 26 septembre 1868 [5], Marx écrit à son ami : « ce qui est le plus nécessaire pour la classe ouvrière allemande, c'est qu'elle cesse d'agir avec l'autorisation préalable de ses hautes autorités. Une race aussi bureaucratiquement éduquée doit suivre un cours complet de formation politique en agissant par sa seule initiative. (…) ».

    Démarche autonomique pure et parfaite de la part des créateurs du matérialisme historique.

    Question qui pose avec acuité la question de « la tradition de toutes les générations mortes (qui) pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ». Car si « Les hommes font leur propre histoire, …, ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé »[6]. Et pour le malheur du peuple allemand, cette tradition sera encore plus lourde lors de la république de Weimar.

 

Le parti social-démocrate, fin de siècle.

    On a dit et répété la puissance du parti social-démocrate allemand en 1914. Premier parti socialiste du monde par ses effectifs et son nombre de députés. A quoi bon ? Ce parti va se jeter dans l’union sacrée et la guerre avec un enthousiasme déprimant. Il sera un rouage efficace de la machine de guerre allemande pendant quatre ans, avec un Gustav Noske qui fait la navette entre le GQG et la direction du parti.

    Mais le lassallisme a laissé sa marque, je l’ai déjà dit. A quoi s’ajoute le révisionnisme à la Bernstein de ceux qui veulent rectifier le marxisme. Et l’impact de l’idéologie dominante à savoir le nationalisme sur les ouvriers du SPD. En 1864, Lassalle avait voulu soutenir les intérêts nationaux prussiens. En 1914, ses successeurs soutiennent les intérêts nationaux allemands outre-mer, avec le colonialisme. On voit des « socialistes » - en tout cas des membres du SPD - s’exclamer à propos de la nationalisation des Konzerns : "je n’hésite pas à déclarer que l’idée d’une expropriation, simple vol légal, me paraît absolument condamnable, abstraction faite de son caractère nocif sur le plan économique (…)"[7]. Si les socialistes ne socialisent plus les grands moyens de production, où est le socialisme ? Inutile d’insister. Concernant l’impact du nationalisme et du pangermanisme, Gilbert Badia écrit : "En 1907, la social-démocratie subit une défaite électorale relative. Le phénomène s'explique pour une part par la prise de position anticolonialiste d'un certain nombre de leaders du S. P. D.. Le fait prouve donc l'étendue de la «contamination colonialiste» qui affecte même une fraction de l'électorat social-démocrate"[8].

    Cette faiblesse est inhérente à la pratique allemande de la révolution par le haut. J. Jaurès disait, en 1904, au congrès de l’Internationale socialiste, à Amsterdam,

"En ce moment, ce qui pèse sur l’Europe et sur le monde, c’est l’impuissance politique de la social-démocratie allemande. Le prolétariat allemand n’a pas historiquement une tradition révolutionnaire. Ce n’est pas lui qui a conquis sur les barricades le suffrage universel. Il l’a reçu d’en-haut".

    Jaurès est sans doute trop sévère. W. Liebknecht et Bebel ont payé de leur liberté leur condamnation de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, en 1871. Ce n’est qu’un exemple. Mais sur la révolution par le haut, on ne peut lui donner tort. Cette influence dramatique de la monarchie, de cette voûte de pierres du traditionalisme qui domine toujours les esprits allemands et les empêche de voir la lumière de l’autonomie révolutionnaire perdure, malgré les efforts de Marx et Engels. Un jour, A. Bebel accepta d’être présenté à Guillaume II. Dialogue :

-"Eh bien, Mr. Bebel, vous voulez donc me supprimer ? "… Mais que diable allait-il faire en cette galère ?

- "Loin de là, sire, une monarchie de forme anglaise me paraît préférable à la république française".

    Il est bien vrai que la république-qui-fusille n’est pas un produit exportable. Mais, le problème est de la transformer en république sociale, pas de lui préférer une monarchie où les classes dominantes - fussent-elles métamorphosées par des apports récents - sont en place depuis des siècles au détriment d’un peuple qui ne sera jamais vraiment adulte.

 

L’idéologie dominante avant 1914

    Dans ces conditions, l’idéologie dominante n’est pas le socialisme révolutionnaire.

    Comme le note le sociologue Max Weber :

"Bismarck a laissé une nation sans aucune volonté politique, habituée à ce que le grand homme d’Etat à sa tête s’occupe pour elle de la politique"[9]

    Mais cela remonte à loin. Marwitz fut témoin d’une scène, un soir à Berlin (mai 1785). C’était le roi Frédéric II qui rentrait chez lui :

"Les rues étaient remplies de monde ; …, partout le plus profond silence. (…). Le roi, tout seul, à cheval, ôtait sans cesse son chapeau pour saluer la foule. Un vieil homme de 70 ans revenait de sa journée de travail. Mais chacun savait que ce vieil homme travaillait pour lui, et qu’il n’avait pas manqué un seul jour de le faire depuis quarante-cinq ans"[10].

    Dans un livre ciblé « Enfants, que savez-vous du Führer ? » paru en 1933, on pourra lire : « Lorsque, le soir, vous êtes dans votre lit et que vous pensez à tous les êtres que vous aimez, pensez également à Adolf Hitler. Pensez, mes enfants, que c'est à vous, à votre avenir, qu'est vouée toute sa vie et son combat, et alors priez le Bon Dieu pour lui et dites : Protégez notre Führer et aidez-le dans sa grande tâche. Amen».

« Faites-moi confiance et allez vous coucher ! » (Ghelderode, 1934).

    Cette passivité/soumission a donc des conséquences lourdes sur le passage à l’autonomie. L’historien Georges Lefebvre, spécialiste de la Révolution française, révolutionnaire convaincu et bon connaisseur de l’Allemagne, était fondé à dire : « le dédain (des Allemands) de l’action politique et sociale restait une fuite devant un présent que le despotisme monarchique et seigneurial leur ôtait tout espérance d’améliorer »[11].

 

    Il y a des synthèses admirables (J. Droz, J. Dresch, Vermeil…) sur les courants idéologiques qui se superposent en 1914 en Allemagne wilhelminienne.

« Tous ces mouvements se réclament de la même origine et c'est avec combien de raison que Nietzsche pouvait écrire : "L'événement capital de notre histoire, c'est encore et toujours Luther". Or, dans le grand réformateur, il y a un génie religieux, un "protestant" résistant à la puissance romaine, mais il y a aussi un grand Allemand associé des princes, défenseur de l'ordre contre l'anarchie paysanne[12], de sorte que tout Allemand, quel qu'il soit, trouve en lui, dans l'un de ses aspects, quelque argument pour affirmer son sentiment national. C'est dans ce sens que Stahl, Fichte, Bismarck sont ses disciples, et que l'érection en 1868 d'un monument à Luther[13] donne légitimement lieu à une manifestation d'union sacrée germanique, où s'exprime non seulement une tradition religieuse commune à tous les Allemands, mais une même conception de l’Eglise, de l’Etat et de leur fusion dans une même allégeance »[14].

    Renforçant ce caractère "allemand", le luthérianisme favorise en outre l’épanouissement de l’irrationalisme incarné par Paul de Lagarde qui veut, nous dit Droz, "créer enfin une religion nationale conforme à l’esprit du christianisme primitif et de l’enseignement de Luther". Ce nationalisme s’imbibe peu à peu de racisme et d’antisémitisme (comme un peu partout en Europe, il faut bien le dire [15]). Le rôle de Richard Wagner n’est pas négligeable en dehors même des cercles musicaux et artistiques[16]. Mais, écrit Jacques Droz en une phrase d’une audace inouïe, "c’est H.S. Chamberlain qui prend la relève de Lagarde". Chamberlain, gendre de Wagner, reprend des idées fichtéennes et assène que "les peuples germaniques ont su préserver le monde de l’effroyable métissage dans lequel sombrait l’Empire romain"[17]. Avec Nietzsche -sa pensée fût-elle plus ou moins trahie- et le général Bernhardi -criminel contre la paix qui prône le sacrifice de l’individu à l’Etat, le rejet du droit international et le recours à la force[18] -  tous les barils de poudre s’accumulent pour exploser à Sarajevo.

 



[1] Comme Emmanuel KANT si digne d’admiration par ailleurs mais qui vénère Frédéric II…

[2] Je rappelle qu’en Prusse le suffrage universel, un homme égale une voix, n’existe pas. C’est le système des trois classes qui est appliqué. Le suffrage universel, en revanche, est appliqué au niveau du Reich allemand. Un citoyen prussien vote donc différemment selon qu’il élit un député au landtag prussien ou au Reichstag allemand.

[3] F. ENGELS, à propos de la dissolution de l’association ouvrière lassallienne, Demokratisches Wochenblatt, 3 et 10 octobre 1868, publié par www.marxists.org/ en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l’Université de Québec.

[4] Note de l’université en sciences sociales de Québec, lettre de Karl Marx à J.B. von Schweitzer, 13 octobre 1868, publié par www.marxists.org/ en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l’Université de Québec.

[5] Publiée par www.marxists.org/ en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l’Université de Québec.

[6] MARX, le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte.

[7] Bernstein, cité par G. BADIA.

[8] Histoire de l’Allemagne contemporaine, vol. I.

[9] Cité par Christian BAECHLER, Guillaume II d’Allemagne.

[10] August von der Marwitz, cité par KERAUTRET, Histoire de la Prusse.

[11] Cité par J. GODECHOT, Les révolutions (1770-1799).

[12] Le personnage de Heinrich Mann, der Untertan, est le défenseur de l’ordre impérial contre l’anarchie social-démocrate.

[13] Bâti à Worms pour commémorer la comparution de Luther devant la diète, mais la manœuvre politicienne de Bismarck -en pleine période d’unification allemande- est évidente.

[14] André SIEGFRIED, « les forces religieuses et la vie politique », F.N.S.P..

[15] Voir le chapitre « Vive la tombe » de mon livre « Traditionalisme & Révolution » (vol. 2), accessible sur ce site.

[16] Dans le roman Der Untertan, le héros assiste à une représentation de Lohengrin qui est un hymne à l’homme allemand quasi divinisé.

[17] Gustave Le Bon dit la même chose dans sa « Civilisation des Arabes ».

[18] Comme le firent Frédéric II et Bismarck. Les livres de Bernhardi - qui cite constamment Treitschke - étaient tirés à des centaines de milliers d’exemplaires. L’un d’eux fut traduit en français et préfacé par Clemenceau ("Notre avenir"), objectif : jeter de l’huile sur le feu et montrer l’agressivité allemande alors que la France est vêtue de lin blanc et de probité candide.

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