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L’extrême-droitisation des médias français : Tsipras, mur d'argent et referendum

publié le 1 juil. 2015, 07:50 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 2 juil. 2015, 03:18 ]

    

    Alexis TSIPRAS est polytechnicien, intelligent, brillant, souriant et cultivé : il évoquait, alors qu’il n’était pas encore Premier ministre de son pays, "le mur d’argent" auquel s’était heurté Édouard Herriot, Président du Conseil d’une majorité Radicale et socialiste SFIO, la dite SFIO étant, en 1924, encore considérée comme rouge vif. Ce fut le Cartel des Gauches. 1924-1926 : le "mur d'argent"... Alexis Tsipras redoutait d’avoir à se confronter au même mur si son parti arrivait au pouvoir et le moins que l’on puise dire est que les faits lui donnent raison.

    La Grèce veut pouvoir redémarrer son économie, sa croissance, elle veut pour cela sortir de la "logique" de la détestable troïka qui semble éprouver du plaisir à faire souffrir les gens. Pensée unique et défense du pognon se mêlent intimement pour pourfendre ce petit ministre d’un petit pays qui risquerait de faire passer cul-par-dessus-tête l’édifice européo-financier. Aussi bien Alexis Tsipras a droit à des bordées d’injures.

    Pierre Rimbert, dans le Monde Diplomatique de juillet 2015, en a fait le recensement et l’on peut penser que celui-ci est fort incomplet (cf. infra) : Tsipras a été dépeint comme un "mariole" (Jean-Pierre Elkabbach), ""l'idiot utile" de Poutine" (Jean-Baptiste Naudet), partisan de solutions politiques "débiles et ridicules" confinant même à "la jobarderie, et le mot est faible" (Franz-Olivier Giesbert), "un chef de secte" (Nicolas Baverez) "empapaouté" par un "gourou imposteur", son ministre de l'économie, qui "passe son temps à faire le gros malin" (Eric Le Boucher). M. Tsipras est le "Petit Chaperon rouge du grand soir" (Christophe Barbier), le forgeron d'une "alliance des rouges- bruns" (Bernard-Henri Lévy), qui débobine "un invraisemblable cinéma, fait de ridicules roulements de mécaniques et d'embardées scandaleuses" (Gaétan de Capèle) aux dépens d’un pays devenu sous sa coupe "une sorte de Zimbabwe au cœur de l’Europe " (Christian Menateau). Dépravation suprême : "Lui, il promet. Nous, on paye" (J.-M. Aphatie).

    Tous ces gens osent insulter un chef de gouvernement et, derrière lui, un peuple et une nation alors qu’ils ne sont rien, qu’ils sont des marionnettes au service du fric, qui ne se sentent forts que parce qu’ils savent avoir le soutien des puissants. Ce sont des chiens de la Fontaine avec un collier. Bref, des "chiens de garde".


L'extrême-droite et le cartel des Gauches, en 1924


    Mais puisque A. Tsipras évoque le "mur d’argent" et Édouard Herriot voyons comment celui-ci fut traité par la presse de l’époque. Voici ce qu’écrivit dans son livre "le Cartel… ou la France, électeurs, il faut choisir", ouvrage de circonstance, d’une violence banale sur ce côté de l’échiquier politique, l’avocat Aymard, en bon journaliste d’extrême-droite qui sait de qui tenir, et qui se livre à l’exercice de prédilection des chiens de garde : la démolition. Herriot, président du Conseil de la République, maire de Lyon, "c’est un puffiste, (…), un pauvre geai jacasseur paré des plumes du paon, (…), un maître sot, (…), un prophète bonasse, (…), le fossoyeur de la France, (…), un démagogue inconscient, (…), un politicien pourri" autant d’amabilités toutes extraites de l’ouvrage. Le parti Radical en prend pour son grade : c’est un parti de politiciens ignares, bavards, sans caractère ni conscience" (p.60). Quant au Cartel, la preuve est déjà faite, il est bien le parti des assassins (p.75) [1]. Et Herriot a du sang, du sang français sur les mains (p.85).

    Aymard est totalement étranger à l’idée de démocratie. La réalité du pouvoir politique, nous dit-il, appartient désormais aux Congrès des partis cartellistes. Les élus de ces partis sont soumis à des commissions exécutives, elles-mêmes composées "de militants le plus souvent ignorants des questions dont ils discutent", "ce n’en est pas moins leur avis qui décident en dernier ressort et sans appel de la politique de la France" (p50). "Ainsi le pays glisse vers la dictature des partis et des clubs, (…), qui est la pire : celle des envieux (l’envie, un des sept péchés capitaux, JPR) et des intrigants. En dessous, il n’y a plus que la dictature de la rue". La pensée autonome du peuple, qui s’exprime par le libre fonctionnement des partis, par la démocratie partie d’en-bas et qui est formalisée par la loi parlementaire, Aymard, mais il n’est pas seul, ne connaît pas.

    Et aujourd’hui, nos chiens-chiens vomissent sur le choix de Tsipras d’organiser un referendum. Le comble est atteint par le journal Le Monde, parangon des donneurs de leçons et des jusqu’au-boutistes ultra-libéraux qui dit carrément "la décision de Tsipras (…) est une preuve de faiblesse politique"(sic).


Les chiens, l’élite et le referendum

     Il est possible que l'extrême-droite, dans les décennies à venir, gagne sur un terrain où on ne l'attendait pas. Je veux dire l'élimination du peuple du jeu démocratique par des moyens soft. Le referendum sur le projet de constitution européenne (2005) a donné lieu à ce sujet à un remarquable florilège de propos anti-démocratiques. On se souvient aussi que Sarkozy et Merkel se sont précipités pour empêcher Papandréou d’organiser une consultation générale du peuple grec.

    En 2005, déjà

    C'est l'ancien premier ministre belge, J.-L. Dehaene, qui avait ouvert les hostilités. A la question : Êtes-vous surpris des difficultés que rencontrent les partisans du "oui" en France, mais aussi aux Pays-Bas qui voteront le 1er juin ? Il répond : "Je ne suis pas surpris qu'un référendum provoque ce genre de difficultés. Partout où il y a un référendum, le débat finit par porter sur tout sauf sur l'objet du référendum. C'est pourquoi j'ai combattu l'idée en Belgique. J'ai toujours dit à ceux qui considèrent cette procédure comme le nec plus ultra de la démocratie, en particulier chez nous les libéraux, qu'ils se trompent". Encore plus haut placé est l'ancien président V. Giscard d'Estaing qui avait accepté le "principe" du referendum tout en en signalant les "risques". Mais "la gestion du référendum a accentué ce risque. Pour que la question posée «accroche» véritablement l'attention de l'opinion publique, elle devait être aussi simple que possible. Or, on a choisi d'adresser aux électeurs un fascicule de 191 pages, comprenant 448 articles, 36 protocoles, et 50 déclarations. La découverte de ce document a été ressentie par beaucoup d'électeurs comme une agression, et une menace. Elle a conforté dans leur attitude négative tous ceux auxquels on avait déjà expliqué que la Constitution était «trop compliquée». Sa lecture était réservée à des spécialistes. L'obscurité de certains développements ne cachait-elle pas des dangers ?" en foi de quoi, il eût fallu n'expédier à chaque électeur qu'une vingtaine de pages judicieusement choisies. Aux Pays-Bas, le ministre de l'économie, Laurens-Jan Brinkhorst déclara que le référendum était une "erreur", les citoyens ne connaissant pas suffisamment la Constitution.

    Tout en bas de l'échelle, il est vrai, on trouvait des citoyens ordinaires qui repoussent le principe du peuple constituant. Voici deux exemples trouvés par hasard sur un forum internet (je conserve l'orthographe) : "Enfin, l'Allemagne a ratifié la constitution par le parlement. Ils sont pas bete au moins eux. Je comprends pas encore comment on ose faire des referendum. Quand on sait que le peuple en profite pour faire sa crise d'adolsecence a chaque fois qu'on lui demande son avis... Y a peut etre 4 juristes qui sont aptes a la comprendre cette p.utain de constitution en france. Et on demande au peuple son avis... N'importe quoi". Un autre : "Je rejette le principe du référendum pour les questions qui dépassent le quotidien de la majorité et touchent des problèmes à portée nébuleuse". Un lecteur du Progrès de Lyon ignore totalement que c'est le peuple qui détient le pouvoir constituant : "le référendum sur la constitution européenne est pour moi, inadéquat. Nous élisons des députés chargés de nous représenter ; il fallait donc débattre de ce sujet dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. Si le peuple tend à se substituer aux élus, c'est la porte ouverte à l'anarchie". Que les élus se substituent donc au peuple ! souhaite ce brave homme. On est en pleine aliénation.

    Gérard Streiff, dans le journal l'Humanité, énumère les exemples qu'il a vu passer sous ses yeux de journaliste : "Tel institut a déjà lancé un sondage dont la question, un tantinet vicelarde, stipule : «le référendum est-il une chance ou un risque pour la démocratie ? » L'élite, vexée, s'épanche dans les colonnes du Figaro. François-Xavier Donnadieu, haut fonctionnaire qui sait ce que le peuple ignore, lâche: «le recours occasionnel à la démocratie directe est-il compatible avec l'exercice quotidien du pouvoir ? » Pour l'ambassadeur Luc de Nanteuil, «l'erreur est le référendum lui-même». Le gourou social-démocrate Alain Minc qualifie le référendum de «vérole antidémocratique propagée dans l'ensemble de l'Europe». D. Strauss-Khan n'a pas dit autre chose quand il qualifia, en début de campagne, ce scrutin de «belle connerie!»".

    Ce ne sont là, on s'en doute, que quelques exemples. Le peur du peuple s’est réveillée, dix ans plus tard,  après l’annonce du referendum grec.

Aujourd’hui, contre Athènes

    Pour le Figaro "Le référendum que propose aux Grecs Alexis Tsipras a tout d’un leurre. (...) un ‘‘coup’’ politique camouflé sous le masque de la démocratie directe" (…) "Incapable de respecter ses promesses et de diriger le pays (...) dans les conditions qu’impose la situation catastrophique de l’économie, il demande aux citoyens de choisir entre lui et l’Europe". Le Monde n’est pas en reste et, en pareille occasion, il n’hésite pas à troquer la casquette de sa prétendue neutralité pour le casque du guerrier libéral "La décision de M. Tsipras d’organiser un référendum pour appeler les électeurs à rejeter les propositions des créanciers européens est une façon de refuser d’endosser lui-même l’échec des négociations et de s’en défausser sur le peuple grec : c’est une preuve de faiblesse politique". L’Opinion quant à elle se montre claire et sans nuances : "Les fossoyeurs de l’Europe que sont les Tsipras et les Varoufakis (...) ont renié leur parole, déchiré leurs engagements, rusé avec leurs créanciers et, pour finir, manipulé tout le monde". Le site Slate.fr titre, sous la plume affûtée de Jean-Marie Colombani, "L’imposture Tsipras", expliquant que lui "et son parti Syriza ont montré leur vrai visage : celui d’un groupe de rupture, antisystème, anticapitaliste, et pour finir antieuropéen". "Alexis Tsipras a joué le coup de poker de trop", expliquent les Échos. Et le sarcasme de Jean-Michel Aphatie sur Twitter relaie l’aigreur ambiante : "Le gouvernement de @atsipras va faire un référendum pour savoir si les Grecs doivent ou non accepter notre argent. Charmant, non ?"

    Frédéric Durand, journaliste à L’Huma à qui j’ai emprunté toutes ces citations, conclut "Usurpateur, menteur, joueur, manipulateur, fossoyeur… Peut-être doit-on rappeler à la presse française que le premier ministre grec n’est pas en train de faire un coup d’État, ni ne fait rien d’illégal, il a simplement choisi de demander leur avis aux citoyens du pays qu’il dirige sur un sujet déterminant pour leur propre avenir".

 

 



[1] Allusion à une bagarre mortelle entre militants de la Fédération Nationale Catholique du Maréchal de Castelnau et des militants d’extrême-gauche, à Marseille, contre le maire (socialiste) duquel le Cartel n’aurait pas pris les mesures de rétorsion qui, d’après Aymard, s’imposaient.

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