Difficile
de faire plus discret comme célébration. Voilà vingt-cinq ans que le
traité de Maastricht est entré en vigueur, le 1er novembre 1993, et,
parmi les poids lourds de l’Union européenne, le moins que l’on puisse
dire, c’est qu’on ne se bouscule pas pour souffler les bougies. Dans
l’hôtel de la province du Limbourg néerlandais, jeudi matin, quelques
illustres inconnus, issus de mouvements fédéralistes qui gravitent
autour des institutions européennes à Bruxelles, se sont relayés pour
tenter d’entretenir la flamme, mais le «manifeste de Maastricht »
qu’ils devaient lancer dans la journée sera probablement d’ores et déjà
oublié au moment où vous lirez ces lignes. Même Theo Bovens, le
gouverneur du Limbourg qui accueille la cérémonie, parle, sur les
réseaux sociaux, d’un « petit séminaire international » sur la
« citoyenneté européenne ». En dehors de ça, après les années
d’austérité imposées à l’Irlande, à Chypre, au Portugal et, évidemment, à
la Grèce, les gardiens du temple néolibéral ont plutôt tendance à raser
les murs, aujourd’hui, pour ne pas compromettre le pas de deux qu’ils
ont engagé – sans véritable gêne, en réalité – avec l’extrême droite
européenne. Aucun ne se dresse pour défendre le monétarisme, le carcan
imposé aux dépenses publiques, avec la fameuse règle des 3 % du PIB
annuel, et la "coordination" des politiques économiques qui sert à
araser les droits et les protections sociales depuis lors.
"La soft-tyrannie de Bruxelles, c’est fini"
À l’époque, lors du débat référendaire en France, un an
avant l’entrée en vigueur du traité, qui s’était soldé par une victoire
étriquée du oui (51 %), toutes les flûtes étaient de sortie, du côté des
partisans du traité de Maastricht. Les lendemains allaient chanter à
tue-tête, c’était sûr : on pourrait enfin faire de la politique à
l’échelle communautaire, l’Europe sociale ne tarderait pas à émerger.
« Apprécions l’évolution accomplie, encourageait, par exemple, Jean
Auroux, ex-ministre du Travail, après la victoire de François Mitterrand
en 1981 et alors président du groupe socialiste à l’Assemblée
nationale, le 7 mai 1992, dans le Figaro. L’Acte unique (mettant en
place le marché unique en 1986 – NDLR) était d’inspiration exclusivement
libérale ; le traité de Maastricht rétablit un meilleur équilibre en
accordant plus de place au politique, au citoyen et au social. L’Europe
sociale, s’il lui faut un cadre, ne se décrète pas : elle sera ce que
nous en ferons. » Président de la Commission européenne entre 1985 et
1995, le socialiste français Jacques Delors en rajoutait même dans
cette veine, non sans fausse contrition, en août 1992, lors d’un meeting
avec Michel Rocard, à quelques semaines du vote en France. "La
construction européenne a été trop élitiste et trop technocratique. Mais
la soft-tyrannie de Bruxelles, c’est fini. C’est le grand atout de
Maastricht que de rééquilibrer l’économique et le politique. La
bureaucratie ne progresse que quand la politique fait défaut. Vous avez
une occasion unique de rabattre le caquet de Delors et de rééquilibrer
tout ça, c’est de dire oui au traité. » Michel Sapin, qui, ministre des
Finances sous François Hollande en 2015, laissera passer sans moufter le
bouclage de la camisole austéritaire sur la Grèce d’Alexis Tsipras,
sortait les violons dans le Monde, en septembre 1992 : « Maastricht
apporte aux dernières années de ce siècle une touche d’humanisme et de
lumière qui contraste singulièrement avec les épreuves cruelles du
passé. »
Alors qu’à gauche, au-delà des personnalités socialistes,
comme Jean-Pierre Chevènement, et écologistes, le PCF est le seul grand
parti à militer ouvertement pour le non au référendum, les figures de la
gauche du PS ont, eux, encore de la foi à revendre. « C’est vrai, la
façon dont se construit l’Europe aujourd’hui, y compris Maastricht, est
d’inspiration plus libérale que ce dont je pourrais rêver, admet Henri
Emmanuelli, président PS de l’Assemblée nationale, dans un entretien à
Libération en juin 1992. Mais rien n’empêchera les socialistes de
modeler, après Maastricht, le contenu de la construction européenne. Il
ne faut pas confondre le contenant et le contenu. » Jean-Luc Mélenchon,
qui a, comme chacun sait, fait un retour critique sur son engagement
pour le oui à Maastricht depuis lors, en rajoutait dans l’enthousiasme
sur le moment : "La souveraineté se trouve là où est le pouvoir réel,
en l’occurrence à l’échelon européen, argumentait-il, en 1992, dans le
Quotidien de Paris. Affirmer que le seul espace démocratique est celui
de la nation est donc une absurdité. Aujourd’hui, il faut sauter le pas
pour avoir demain une véritable nation européenne, avec une monnaie
commune, bien sûr, mais aussi une armée commune et un Parlement
souverain. L’extinction des Parlements nationaux étant à terme
envisageable".
Un grand bond en arrière pour les droits sociaux
Pendant que, sur la base d’un raisonnement « profondément
social-démocrate », Michel Rocard en finit par prétendre ne pas
comprendre « pourquoi les libéraux veulent de cette Europe-là », Alain
Madelin, membre de l’UDF dans cette phase – un parti qui organise des
meetings communs avec le PS pour le oui à Maastricht –, rit sous cape
lors d’une réunion publique à Chalon-sur-Saône : « Le traité de
Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience
socialiste pure et dure. » Vingt-cinq ans plus tard, Maastricht ne fait
plus débat. C’est, au mieux, un petit pas en avant pour
« l’intégration » européenne, et un grand bond en arrière, de plus, pour
les droits sociaux. Des années plus tard, en 2013, Jens Weidmann,
président de la Bundesbank, un temps pressenti pour prendre les rênes de
la Banque centrale européenne (BCE) après Mario Draghi, lâche le
morceau : « Tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux
de l’ordolibéralisme et de l’économie sociale de marché. »