Sébastien Vignon, chercheur post-doctorant au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique à l’université de Picardie-Jules- Verne, analyse le succès électoral du Front national dans les cantons les plus excentrés des villes. Voici son ITW dans le journal l’Humanité du 15 mai 2012. Ses analyses rejoignent ce que j’ai pu écrire dans mon livre : lire le chapitre XXIII "un vote populaire ?", en ligne gratuitement sur ce site. J.-P. R. L'Humanité : Quelle est votre première analyse des résultats du Front national dans la Somme ? Sébastien Vignon. Avec une participation en baisse, Marine Le Pen est la grande gagnante de ce premier tour en Picardie et dans la Somme qui se caractérise par un fort émiettement communal avec 782 communes, parmi lesquelles un grand nombre sont situées hors des aires urbaines et une sur-représentation des catégories populaires. C’est dans ces petits villages de moins de 500 habitants plus particulièrement, localisés à plus de trente kilomètres d’Amiens, capitale régionale, que Marine Le Pen enregistre ses meilleurs résultats. Émerge ainsi un clivage entre les cantons urbains et les cantons dits «ruraux». Les cinq cantons où Marine Le Pen fait ses scores les plus faibles dans la Somme sont situés à Amiens. Dans le canton d’Amiens-Sud (Amiens-6), elle recueille 7,42% des inscrits – c’est son score le plus bas dans le département – alors que dans le canton rural de Roisel, il atteint 26,82%. Dans ce canton de moins de 9.000 habitants, situé à l’écart des grands axes de communication, où l’industrie représente environ 70% des emplois salariés concentrés dans le textile et l’agroalimentaire, le FN engrange une progression de plus de 7 points ! C’est dans le rural le plus excentré des villes que le vote «frontiste» tend à se consolider électoralement. Comment expliquer ce phénomène ? Sébastien Vignon. Les facteurs explicatifs sont multiples. Marine Le Pen a centré une partie de son discours sur la désertification des campagnes – fermeture des services publics, des petits commerces de proximité, par exemple – et les difficultés économiques qui touchent les agriculteurs, les artisans et commerçants, mais aussi les ouvriers confrontés aux délocalisations et fermetures d’usines. Il est probable qu’en Picardie, région à la fois industrielle et agricole – dans la Somme notamment –, ce discours ait pu trouver un écho plus large auprès de certaines franges de la population qui ont le sentiment d’être ignorées, voire abandonnées par les politiques et reléguées dans des espaces où elles se sentent parfois assignées à résidence. C’est le cas, par exemple, mais pas uniquement évidemment, de ménages ayant quitté la ville pour obtenir un logement moins cher mais qui se retrouvent isolés, loin des services publics. Les artisans, mais également les agriculteurs, se sentent négligés par les élus de droite et certains se reportent sur l’extrême droite. Mais plus généralement, pour comprendre le succès électoral du vote FN dans les mondes ruraux, il faut s’attacher à mettre en relation les préférences électorales des groupes sociaux – cadres, ouvriers, agriculteurs, artisans, etc. – avec les types de rapports sociaux dans lesquels ces groupes sont insérés. C’est ce que nous faisons avec mon collègue Emmanuel Pierru, chercheur au Ceraps, lorsque nous interrogeons les votes frontistes dans les espaces ruraux de la Somme en les mettant en rapport avec les transformations des modes de sociabilité locale, comme la crise de l’«entre-soi rural» et la déstabilisation des lieux d’intégration traditionnels (associations communales, manifestations villageoises, fermetures des cafés, etc.). Que revêt la notion de classes populaires dans la Somme rurale ? Se distingue-t-elle, par exemple, des classes populaires des villes ? Sébastien Vignon. Les espaces ruraux du département se caractérisent par une forte sur-représentation des ouvriers et des employés, mais il ne faut pas négliger numériquement, parmi les retraités, les «petits» agriculteurs, artisans et commerçants qui d’ailleurs rencontrent des difficultés économiques. Par ailleurs, les jeunes ruraux possèdent un niveau de formation moindre que leurs homologues des grandes villes. Ils sont frappés eux aussi par la précarité économique et sociale, le chômage. Leur faible degré de mobilité géographique renforce leur sentiment de relégation. De ce point de vue, certaines campagnes et certaines banlieues se ressemblent : les classes populaires y sont majoritaires. Les parcours d’entrée dans la vie active sont, dans certains villages ouvriers ruraux, aussi morcelés et incertains que dans de nombreuses cités. C’est ce qu’a très bien observé le sociologue Nicolas Rénahy sur un autre site d’enquête. Les ouvriers ruraux travaillent généralement dans des PME, voire dans l’artisanat, où la présence syndicale est très faible et, du coup, ne peut compenser les faibles prédispositions à la politisation de ces groupes. Au regard de nos enquêtes de terrain, l’une des caractéristiques des ouvriers en milieu rural, c’est qu’ils sont plus souvent issus du monde agricole – ils n’ont pas pu ou voulu reprendre l’exploitation familiale – ou des professions indépendantes (artisans, commerçants, par exemple). Le vote des ouvriers pour le FN est très souvent analysé à l’aune de ce que certains analystes nomment le «gaucho-lepénisme» : déçus par les formations politiques de gauche, des ouvriers se tourneraient vers le FN et son leader charismatique, etc. Il ne s’agit pas de nier que des ouvriers qui votaient à gauche votent désormais pour le FN. Sont-ils issus des fractions «urbaines» ayant quitté la ville ou, à l’inverse, sont-ils des «gars du coin», pour reprendre l’expression de Nicolas Rénahy ? Les ouvriers «ruraux» portant leur suffrage sur Marine Le Pen sont-ils, et, le cas échéant, dans quelle proportion, des fils/filles des professions indépendantes qui jusqu’alors portaient leurs suffrages sur les candidats de droite ? On manque cruellement de données systématiques qui permettent de répondre à de tels questionnements. La catégorie sociale «ouvriers» est encore une catégorie statistique descriptive, mais pas explicative. Être «ouvrier», oui : mais dans quelle trajectoire sociale, dans quel projet de mobilité entravée ou non ? Ce n’est pas la même chose d’être ouvrier dans un territoire où l’industrie reste florissante, où son propre fils pourra devenir lui aussi ouvrier, que dans un bassin d’emploi où les usines licencient. pour prolonger lire aussi : II. Vote F.N. et vote ouvrier : le cas de la MOSELLEAux sources du vote FN : Les métropoles et le désert français, par G. Marin Lehaucourt, le village malheureux qui vote Le Pen, par Luc Chaillot
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