On
me pardonnera l’emploi de ce néologisme ("siegfriediennes")… C’est une allusion au livre d’André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest
sous la III° république, que l’on ne se lasse pas de lire et relire. Dans
son livre publié en 1913, Siegfried démontre l’existence d’une ligne de rupture
entre la France de l’ouest et la France du Centre, la limite de l’Ouest
politique. Cette limite traverse de part en part le département de la Sarthe. Pour ce faire, Siegfried s’est appuyé sur des sources sûres qui sont, en l’occurrence, le résultat des élections législatives et le régime de la propriété foncière (Contributions directes, cotes par contenance, 1884, archives de la Sarthe). A. Siegfried ne recule pas devant l’accumulation des cartes. Voici son analyse par rapport à cette question de la limite de l’Ouest politique (extraits) : "Dans la Sarthe. Sur le Loir, le passage d'une région à l'autre se fait entre le Lude et Durtal, vers la Flèche. C'est bien la même vallée sans doute à Château-du-Loir et à Durtal, mais quel abîme entre les deux atmosphères politiques! A Château-du-Loir, c'est la démocratie, avec l'indépendance un peu agressive d'une population anticléricale; à Durtal, c'est la soumission silencieuse aux riches, aux nobles, aux prêtres. Tout s'oppose en effet : régime de propriété, relations du peuple avec l’Église, tempérament de la race, atmosphère générale de l'ensemble. Vers le Mans, la frontière est plus difficile à tracer. Elle laisse à droite (Est, JPR) les cantons démocratiques de Pontvallain et Mayet et coupe en deux le canton d'Ecommoy. Elle laisse à gauche (Ouest, JPR) Malicorne, la Suze, qui, économiquement parlant, ne sont peut-être pas très différents, mais où politiquement l'esprit égalitaire et démocratique n'existe plus guère ou du moins cesse de s'affirmer. Enfin, vers le Perche et la Normandie, la frontière passe entre Montmirail et Bonnétable, l'ancien fief des La Rochefoucauld. Pareille délimitation pourra paraître arbitraire. Il est arbitraire en effet de tracer une ligne qui n'existe nullement da nature, et nous ne l'avons fait que pour évoquer des contrastes et des comparaisons nécessaires. Mais, qu'on dessine ou non une ligne, il y a un fait d'observation incontestable c'est que, politiquement, entre la France du Centre et la France de l'Ouest, il y a une frontière. Cette frontière politique est même si bien une réalité qu'on s'aperçoit toujours, à un moment donné qu'on l'a traversée et que, venant par exemple du Centre, on est entré dans l'Ouest. Qu'est-ce qui fait le contraste ? Nous l'avons dit, c'est essentiellement le passage d'un régime de propriété à un autre, et par une répercussion immédiate la substitution d'une conception hiérarchique à une conception égalitaire des rapports sociaux. C'est aussi - et je ne sais s'il faut voir là une cause ou une conséquence - le rôle différent de la religion en tant que facteur politique. Tant qu'on n'est pas dans l'Ouest, le culte peut être fréquenté, le prêtre peut être respecté, mais l’Église ne joue pas de rôle social et politique dominant, le prêtre n'est pas, dans sa commune, un dirigeant. Dans l'Ouest, au contraire, le clergé se range sans conteste parmi les autorités sociales, l'alliance du trône et de l'autel (en l'espèce de la cure et du château) se conçoit comme une réalité, la séparation de l’Eglise et de l’État frappe comme une anomalie contraire aux mœurs de la population. Nous aboutissons donc à cette conclusion que, dans le Maine et l'Anjou comme en Vendée, il existe, entre le Centre et l'Ouest, une sorte de ligne de partage des eaux de la France politique : deux pentes, deux tendances". POURQUOI LES ÉLECTIONS DU 10 NOVEMBRE 1946 ? L’idée est évidemment de faire une comparaison à presque quarante ans d’intervalle. Les choses ont changé. A l’époque du Tableau, l’opposition gauche-droite se posait en termes de royauté ou République, de cléricalisme ou de séparation de l’Eglise et de l’Etat, de l’école privée catholique contre l’école laïque de la République. Un paysan propriétaire ou un commerçant peuvent alors être de solides républicains en votant pour le parti Radical - radical-socialiste. En 1946, l’opposition met en jeu les questions sociales et même le socialisme. L’influence du Parti communiste français atteint des sommets qu’elle ne touchera plus jamais. Le PCF obtient 28% des suffrages exprimés lors de ces élections du 10 novembre et Maurice Thorez revendique le poste de Président du Conseil en tant que chef du premier parti de France. Avec le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), une vaste entreprise de nationalisation des secteurs-clés de l’économie est engagée. L’épouvantail collectiviste est agité par les libéraux et ultra-libéraux. C’est ainsi que dans la Sarthe, à côté des liste communiste, socialiste SFIO, MRP et RGR (regroupement des gauches républicaines), une cinquième liste est mise sur pied : la liste d’Union anti-collectiviste (sic) et de défense paysanne. Et pour faire bonne mesure dans la démagogie on la qualifie de républicaine ! C’est donc la liste d’union républicaine anti-collectiviste et de défense paysanne. Elle est emmenée par un paysan bien de chez nous : Hubert Lefèvre-Pontalis, né à Paris, élève de l’Institution Notre Dame de Sainte-Croix à Neuilly-sur-Seine, avocat au barreau de Paris, spécialisé dans le contentieux international ce qui l’amène, forcément, à fréquenter les rives de la Sarthe et du Loir. Petit-fils d’un député monarchiste mac-mahonien, fils de diplomate, c’est un membre de la classe possédante/dirigeante [1]. Les membres de cette liste rejoindront le P.R.L. (parti républicain pour la liberté) fondé entre autres par Édouard Frédéric-Dupont, émeutier du 6 février 34, un des partis créateurs du C.N.I.P. d’Antoine Pinay, ancien membre du Conseil national de Vichy-Pétain. On baigne dans l’euphorie républicaine. La Sarthe est un bon terrain d’atterrissage pour Pontalis. Ce parti extrémiste obtient la quatrième place -il devance le RGR- avec 10,9% des électeurs inscrits, 14,7% des suffrages exprimés et un poste de député (sur les 5 attribués au département, élection à la proportionnelle, liste départementale). Pour l’analyse des résultats, on dispose d’un recueil remarquable élaboré et édité par la société du journal LE MONDE [2]. Malheureusement, les résultats ne détaillent pas le nombre d’électeurs inscrits et le nombre de suffrages exprimés par canton. Il faut donc le calculer soi-même. Au terme de ce labeur, on peut établir la carte suivante. NB. la lecture des cantons est facilitée par l'observation de la carte géographique du département Départementale à Mamers (72)il s’agit, bien sûr, du découpage en cantons tel que l’avait entrepris la grande Révolution. Je n’ai pas traité la ville du Mans et sa banlieue, la comparaison avec les années 1910’ me paraissant peu féconde. On reconnaît la limite de l’Ouest politique. Compte tenu de l’atmosphère politique de l’époque, avec un PC à plus de 25% des exprimés, la somme PCF + SFIO dépassant la majorité absolue, il m’a semblé que l’enjeu était centré sur le statut de la propriété. J’ai donc, pour chaque canton, ajouté les voix obtenues par les partis que François Goguel qualifie d’extrême-gauche soit PCF + SFIO, et les partis qui -à haute voix ou sous le manteau- se reconnaîtraient dans la dénomination d’anti-collectivistes, soit MRP, RGR et U.R.A. (liste Pontalis). - Les cantons en rouge sont ceux où les partis "marxistes" -la SFIO l’est encore un peu en 1946- ont obtenu la majorité, - dans les cantons en bleus, c’est l’inverse. Les croix bleues surimposées signalent les cantons où la droite extrême de la liste U.R.A. a atteint les 18% des exprimés, a dépassé les 20% s’il y a deux croix (33% à La Fresnaye-sur-Chédouet ; 22,3% à Mamers ; 28,3% à Loué…). Je pense que l'on peut affirmer que la limite de l'Ouest politique distinguée par Siegfried est respectée, encore à la Libération. Évidemment, il y a des exceptions. Ainsi à l'Est de cette limite, les cantons de Le Lude et de La Chartre-sur-le-Loir font tache. Surtout Le Lude avec ses 19,6% donnés à la liste extrémiste. Du côté de l'Ouest politique, deux cantons sont rouges : Montfort-le-Rotrou et Ballon. Un canton y est très intéressant, il s'agit de celui de Tuffé qui jouxte celui de La Ferté-Bernard et que j'ai colorié mi-bleu, mi-rouge, la ligne Siegfried servant de séparation. Dans ce canton, domine la Grande propriété (cf. les cartes de Siegfried) or la liste communiste y est majoritaire en novembre 1946. Majoritaire relative car les trois listes de droite additionnées y sont majoritaires absolu. Les métayers et ouvriers agricoles de ce canton ont sans doute fondé des espoirs sur la promesse communiste de l'application du slogan "la terre à ceux qui la travaillent". En effet, le PCF a rapidement orienté sa politique agraire en faveur de la défense de l'exploitation familiale, créant le syndicat MODEF - mouvement de défense de l'exploitation familiale - MODEF qu'il ne faut évidemment pas confondre avec le MEDEF. C'est pourquoi la liste anti-collectiviste de LEFEVRE-PONTALIS est particulièrement honteuse dans son mensonge. En fait, la propriété qu'elle défend est celle des chefs de terre, des châtelains appelant à la rescousse les paysans dominés par Mr le curé. A cet égard, l'Ouest politique se distingue avec son fort soutien à cette liste. En revanche, les petits et moyens paysans de l'arrondissement de St.-Calais -aujourd'hui supprimé - n'ont pas été effrayés par ce soi-disant risque de collectivisme. Ils sont passés du soutien républicain radical (avant 1914) au soutien socialiste et communiste. SFIO et PCF y sont, en effet, majoritaires (12562 voix contre 10480 aux trois autres listes) et la liste anti-collectiviste n'y obtient que 10,8% (contre 18% dans l'arrondissement de Mamers, 16,8% dans celui de La Flèche). l'arrondissement de St.-Calais comprend les cantons de Bouloire , La Chartre-sur-le-Loir, Château-du-Loir, Le Grand-Lucé, St.-Calais et Vibraye. Lire également : Départementale à Mamers (72) PS. Mamers, le fief de François FILLON... [1] Le grand-père était président du comité conservateur de Châteaudun, vice-président de la Société d'agriculture, président du comité des écoles libres d'Eure-et-Loir. Il se retira du barreau en 1876, et occupa les fonctions de président du conseil d'administration des Messageries maritimes (1896-1901) et des Mines de la Loire, de vice-président de la Société générale, d'administrateur des Messageries nationales, de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM), et de directeur et censeur de la Société de Crédit industriel et commercial (CIC). [2] Élections et referendums des 13 octobre, 10 et 24 novembre et 8 décembre 1946, résultats par département et par canton, Le Monde, rue des Italiens, Paris (9°), 1947, 294 pages. |