le détroit de Malacca : point (très) sensible de la planète.

publié le 13 juin 2019, 07:29 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 16 nov. 2020, 14:33 ]
        Je reproduis ici un excellent mini-dossier de l'Humanité sur ce point éminemment stratégique de la planète : le détroit de Malacca. On verra que ce possible goulot d'étranglement pousse les Chinois-Pékin à trouver des alternatives dont les fameuses "nouvelles routes de la soie"

Malacca, cœur de toutes les rivalités en Asie du Sud-Est

Lina Sankari

Vendredi, 29 Janvier, 2016, L'Humanité

Point de passage maritime le plus fréquenté au monde, le détroit de Malacca est l’objet de tensions récurrentes liées à la sécurité commerciale et à la souveraineté. Face au constat d’engorgement, les nations régionales réfléchissent à la manière de contourner ce bras de mer afin de sécuriser leurs approvisionnements.

    

Ce n’est plus un point de passage, c’est un goulot d’étranglement. Couloir maritime de 45 kilomètres de large et 700 kilomètres de long, situé dans le Sud-Est asiatique, coincé entre la Malaisie et l’Indonésie, le détroit de ­Malacca frôle la congestion. En son point le plus étroit, le pas n’excède d’ailleurs pas les 3 kilomètres de large. Moins connu que Suez ou Panama, ce bras de mer, le plus fréquenté au monde – un tiers du trafic mondial et 90 % de celui de la Chine, soit un bateau toutes les huit minutes – est régulièrement l’objet d’actes de piraterie ou de tensions régionales relatives à la ­sécurité du détroit et à la souveraineté. À tel point que, en août dernier, l’Association des nations d’Asie du sud-est (Asean) ­exhortait ses membres à renforcer la sécurité en cet endroit stratégique. Si la zone intéresse le Japon, la Chine et l’Inde, elle est également l’objet d’une attention particulière des États-Unis depuis 1945. En pleine guerre froide, le ­détroit de Malacca permet un déplacement rapide des forces navales américaines entre l’océan Indien et le Moyen-Orient. « Toute ­remise en question de la ­liberté de circulation dans ce détroit était perçue comme une atteinte au déploiement des flottes navales et donc au maintien de l’équilibre des puissances militaires », explique Nathalie Fau, maître de conférences à l’université Paris-VII. Depuis le 11 septembre 2001, Washington considère à nouveau le détroit comme une zone stratégique majeure alors qu’un « front » s’ouvre en Asie du Sud-Est dans la guerre contre le terrorisme.

Le projet du canal de Kra disparu de l’agenda de la junte thaïlandaise

L’engorgement est tel qu’il a ces dernières années poussé la Chine à sécuriser ses échanges commerciaux en envisageant le contournement du détroit de Malacca par le projet des nouvelles routes de la soie pour une partie de ses approvisionnements (voir notre édition du 19 octobre 2015). À une autre échelle, la Thaïlande fait montre du même souci. En 2014, elle envisage ainsi de s’affranchir du détroit de Malacca en construisant le canal de Kra dans la partie méridionale du pays, dont la largeur est réduite à seulement 44 kilomètres. Ce nouveau point de passage permettrait également aux transporteurs de réduire leur trajet de 1 200 kilomètres. Or ce projet, dont l’idée remonte à 1677, n’est plus inscrit à l’agenda de la junte militaire thaïlandaise, plus concernée par la construction d’un port en eaux profondes à Daweï (Birmanie). En début de mois, le cabinet du premier-ministre, Prayuth Chanocha, confirmait qu’à terme Daweï serait la porte d’entrée privilégiée vers l’océan indien.

Rechercher des voies de transit alternatives est une priorité

Plusieurs entreprises chinoises avaient pourtant montré leur intérêt dans la construction du canal de Kra. Membre de l’Institut national de stratégie internationale qui est affilié à l’Académie chinoise des sciences sociales, Zhou Fangye envisageait en 2013 la possibilité de relier le futur canal à la ligne de chemin de fer à grande vitesse reliant le Laos, la ­Birmanie et la Chine. "Promouvoir la coopération économique et ­commerciale entre la Chine et l’Afrique par la route de la soie maritime du XXIe siècle est d’une grande importance pour la Chine en vue de ses objectifs stratégiques mondiaux. Néanmoins, le détroit de Malacca va vite constituer un goulet d’étranglement. Si la Chine parvient à jouer un rôle actif dans ce projet (du canal de Kra – NDLR), le “dilemme de ­Malacca” se réglera de lui-même et ne constituera plus un goulet d’étranglement qui empêche la puissance maritime de la Chine de pénétrer dans l’océan Indien", disait-il alors. En réalité, l’Indonésie, ­l’Australie, le Japon et d’autres pays avaient montré leur intérêt pour un projet de ce type. Mais, l’an dernier, la Chine déjà accusée d’expansionnisme dans son environnement régional, et impliquée dans des incidents réguliers en mer de Chine méridionale, démentait toutes vues sur le canal de Kra. « Je n’ai pas entendu dire que le gouvernement chinois allait prendre part à ce projet », a assuré Hong Lei, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, malgré l’implication de l’entreprise Liu Gong. Pourtant, la ­recherche de voies de transit alternatives au détroit de Malacca relève de la priorité. D’aucuns imaginent désormais la possibilité de profiter de la fonte des glaces pour relier le Pacifique nord à la mer de Norvège.

La menace vient de la congestion plutôt que des tensions régionales

 

Paul Tourret,

directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime

En 2003, le président Hu-Jintao aurait évoqué, selon un journal de Hong Kong, le "dilemme de Malacca". Les Chinois découvraient ce que les Japonais connaissaient déjà depuis trois décennies, la dépendance manifeste des économies d’Extrême-Orient envers un passage maritime étroit. Le détroit de Malacca, entre Sumatra et la Malaisie, est le seul passage utile en Asie du Sud pour les échanges maritimes (discutable. Il y a Lombok en Indonésie qui, il est vrai, allonge les distances. JPR). Avec la formidable croissance de la Chine, cette sensibilité au détroit de Malacca a pris une proportion colossale, soit autour de 800 Mt par an. Sur la base des données compilées par l’Institut supérieur d’économie maritime, le transit par le détroit de Malacca représente pour la Chine 100 % du soja importé, 90 % du pétrole, 50 % du fer et 40 % du gaz. Le goulet de Malacca est sensible pour toutes les économies exportatrices d’Asie de l’Est, pour la Chine comme pour ses voisins, la route vers l’Est (ouest ? JPR) est celle des exportations de produits manufacturés vers le reste de l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Pour les flux dans les deux sens, une cinquantaine de millions de conteneurs pleins passent chaque année par le détroit, une quinzaine de millions d’entre eux passant quelques jours d’escale sur les quais de Singapour entre deux services maritimes. Le canal de Malacca est ainsi un extraordinaire point de resserrement de l’économie mondiale à un niveau bien supérieur que peuvent l’être Suez ou Panama. L’émergence chinoise a accentué l’importance de cette étroite voie maritime. Pourtant, c’est Pékin même qui est le facteur de perturbation régionale avec les conflits de souveraineté des îlots de mer de Chine méridionale (Spratley). Plus que la piraterie de brigandage ou les tensions de voisinage, la menace directe sur le détroit est simplement la congestion maritime. Au début des années 2000, le passage le plus étroit face à Singapour connaissait un transit annuel de 50 000 navires, il est maintenant de 77 000 navires (soit +154% en 15 ans, 10% de croissance annuelle moyenne. JPR). La question de la fluidité de cette voie stratégique est régulièrement évoquée si l’on dépasse 100 000 passages annuels. Un accident maritime majeur poserait un problème conséquent, mais pas fatal puisque le trafic pourrait être détourné vers l’est par le détroit de Lombok (un détour de cinq jours de mer).

Une zone maritime classée particulièrement sensible

 

Nathalie Fau 

Géographe à l’université Paris-Diderot

États utilisateurs et États riverains ne perçoivent pas de la même façon le détroit de Malacca. Si, pour les premiers, il est un axe stratégique et structurant de l’économie mondiale, pour les seconds, il est une mer intérieure, un espace fragile concentrant sur ses côtes des populations vivant de la mer. Ces divergences d’approche se cristallisent autour de la sécurisation du trafic. Les États utilisateurs, soucieux de la libre circulation dans le détroit, se préoccupent uniquement de la sécurité de leurs navires et de leur chargement (risques de piraterie et de terrorisme). Des préoccupations sécuritaires qui sont pour les États riverains exagérées et potentiellement un risque de remise en cause de leur souveraineté nationale : des puissances militaires extérieures pourraient s’ingérer dans la gestion du détroit en prétextant l’incapacité des États riverains de le faire, comme ce fut le cas en Somalie. Ces derniers préfèrent mettre en avant la question de la sûreté de la navigation dans un détroit congestionné, proche de sa capacité de charge limite et où les catastrophes environnementales (marées noires) risquent donc de se multiplier. Les gouvernements malaisien et indonésien réfléchissent à la possibilité de demander au Comité de protection de l’environnement marin de l’Organisation maritime internationale (OMI –agence technique de l’ONU. JPR-) de classer le détroit de Malacca en "zone maritime particulièrement sensible" ; si leur demande est retenue, ils seraient en mesure d’imposer des normes supplémentaires de navigation aux navires en transit. Une autre pomme de discorde a longtemps été le financement des infrastructures de navigation dans le détroit : d’après la convention de Montego Bay de 1982, il est une obligation pour les seuls États riverains ; or, ils ne peuvent en contrepartie imposer les navires en transit car cette mesure irait à l’encontre de la liberté de circulation dans un détroit international. Les États indonésien et malaisien, qui dénonçaient la lourdeur financière des coûts d’entretien et le peu d’implication des utilisateurs du détroit, ont finalement eu gain de cause : en 2007, l’OMI a mis en place un "système de coopération" qui incite les "États utilisateurs" à financer les aménagements décidés par les États riverains.


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