La visite du premier ministre israélien à Paris le 16 juillet vise à "demander à la France de renoncer à l’indépendance de la Palestine", analyse dans une tribune l’historien israélien Zeev Sternhell, publiée le 12 juillet par Le Monde. Il estime que Paris ne doit pas céder. Zeev Sternhell est membre de l’Académie des sciences et lettres d’Israël ainsi que de l’Académie américaine des arts et des sciences. Il est auteur, entre autres, de "Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France", Gallimard, Folio Histoire, 1983 ; "Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide", Gallimard, "Folio Histoire", 2010 ; " Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison", Albin Michel, 2014. Les lecteurs fidèles de ce site connaissent bien Sternhell et savent ce qu'il faut penser de ses travaux. J.-P. R. Voici le texte de cette tribune. Le premier ministre d’Israël, à la tête d’un gouvernement qui se situe bien à droite du Front national (FN), vient à Paris avec la volonté de convaincre Emmanuel Macron d’infléchir, sinon de modifier radicalement, la politique traditionnelle de la France sur la question palestinienne. En d’autres termes, sous le couvert de sa langue de bois habituelle, Netanyahou souhaite que la France, qui avec l’Allemagne parle au nom de l’Europe, abandonne l’idée de l’indépendance palestinienne et se limite à la préservation indéfinie du statu quo. Il expliquera au président que ce n’est pas à la colonisation de la Cisjordanie, avec l’implantation de 350 000 juifs dans les territoires occupés en juin 1967, qu’incombe la responsabilité du blocage de la situation actuelle, mais au refus palestinien de reconnaître Israël comme un État juif. Selon lui et les siens, la reconnaissance d’Israël par l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP) au temps de son fondateur Yasser Arafat, tout comme les accords d’Oslo de 1993, signifient peu de chose car il leur manque la clé de voûte : la reconnaissance des droits inaliénables des juifs sur la Palestine historique. En France et en français, le terme « État juif » est synonyme de l’État d’Israël, ce qui n’est pas du tout la signification que lui prête en hébreu la droite israélienne. C’est pourquoi les nationalistes travaillent actuellement sur un projet de loi qui doit fixer définitivement le statut de tous les Arabes palestiniens sous contrôle israélien. Non seulement il faut empêcher à tout prix que l’entité nationale palestinienne, en se donnant les structures d’un État indépendant, accède à un statut d’égalité avec l’État israélien, mais aussi il importe de changer profondément la structure constitutionnelle d’Israël même, où les Arabes constituent 20 % de la population. Citoyens de seconde zone Alors que, dans les textes en vigueur, l’État d’Israël est défini comme "juif et démocratique" – le concept "démocratique" vient ancrer l’égalité de tous les citoyens –, dans la nouvelle législation actuellement en débat, la préséance revient au national. Ainsi est établie une hiérarchie claire : alors que la loi fondamentale de l’État cherche à tenir la balance égale entre le national, c’est-à-dire le particulier, et l’universel, la droite subordonne l’universel au particulier. En d’autres termes : les Arabes citoyens d’Israël deviennent des citoyens de seconde zone. Ils restent évidemment citoyens de l’État d’Israël, mais, dans son essence, cet État sera juif, c’est-à-dire que seuls les juifs en seront les propriétaires légitimes. Car, si l’on va au fond des choses, pour les nationalistes durs, la nationalité est une simple catégorie juridique et politique, donc une catégorie artificielle, dont le contenu peut être modifié à volonté, comme cela a été déjà le cas d’abord en Allemagne nazie, ensuite ailleurs en Europe, jusqu’à Vichy. La nationalité ne peut être qu’inférieure à la qualité de "juif" qui vient de la naissance, pour ne pas dire de la "nature", et reste définie par l’histoire, par la Bible, et pour certains au gouvernement même, par la volonté divine. Cette "loi de la nationalité", qui entend changer totalement la nature de notre société et instaurer une forme d’inégalité calquée sur la situation qui prévaut dans les territoires occupés, n’a pas été encore votée grâce à la vigoureuse bataille que livrent les organisations des droits de l’homme, les intellectuels et toutes les "élites" culturelles que notre gouvernement considère comme ennemies du peuple. Mais, en réalité, c’est avant tout la crainte des réactions et sanctions extérieures face à ce que serait la légalisation en Israël même de l’apartheid importé des territoires occupés, qui fait que le Likoud hésite à passer en force et à faire jouer la majorité dont sa coalition dispose à la Knesset. Netanyahou ne recule que devant la force, jamais devant la morale. Campagne contre la liberté d’expression C’est ainsi que l’occupation aura fini par pourrir notre société : certains d’entre nous combattent ce glissement vers l’abîme depuis plus de quarante ans. À cela, il faut ajouter la persécution continue des organisations des droits de l’homme, la campagne contre la liberté d’expression dans les universités ainsi que l’introduction continue de la religion dans l’enseignement public prétendument laïque. Car, le grand dessein de la droite nationaliste n’est pas la fin du conflit mais la conquête définitive de la Palestine historique. La droite s’élève de toutes ses forces contre l’idée qu’il pourrait exister une quelconque symétrie entre les droits des juifs et les droits des Arabes sur le sol de la Palestine. Pour elle, les droits historiques auront toujours la primauté sur les droits de l’homme, cette "nuée", comme disait Maurras, misérable invention des Lumières françaises. C’est pourquoi, dans son esprit, la solution du conflit ne peut passer par un compromis mais uniquement par la capitulation arabe. Il faut que les Arabes reconnaissent leur défaite historique et s’accommodent de l’idée qu’ils ne pourront vivre en Palestine occidentale, entre la mer et le Jourdain, que soumis, d’une façon ou d’une autre, à la souveraineté juive. À cet effet, la droite cherche à détruire le statut fondateur de la guerre d’indépendance de 1948-1949, avec sa malheureuse "ligne verte", et pour pouvoir poursuivre la conquête du sol, à casser les acquis de la fondation d’Israël. Il faut donc concevoir la guerre des Six-Jours de 1967 non pas comme un accident infortuné mais comme la suite et la conclusion de celle de 1948-1949. Le processus de la conquête de la terre À première vue, la démarche de la droite peut paraître un paradoxe, mais en réalité, cette approche affiche une grande logique. Les nationalistes comprennent que si l’on regarde la création de l’État et l’accession à la souveraineté dans les frontières issues de la guerre d’indépendance comme une véritable césure dans l’histoire juive, le long processus de conquête de la terre est parvenu à sa fin. Une telle vision du sionisme constitue pour eux un danger existentiel, il faut donc défaire aussi rapidement que possible les acquis de 1948. Mais ce n’est pas pour la droite le seul danger : cette normalisation de la condition juive, qui a été le grand objectif du sionisme des fondateurs, porte en elle une autre menace, celle de la conception utilitaire et libérale de l’État. Pour la droite, la fonction de l’État ne consiste pas à garantir les droits de l’homme, la démocratie, l’égalité devant la loi, ni même à assurer à sa population une vie décente : l’État existe pour poursuivre la conquête de la terre d’Israël, aussi loin que possible au-delà de la « ligne verte », et, de ce fait, rendre impossible l’existence d’une autre entité politique sur cette terre. Assurément, Netanyahou, contrairement à la plupart de ses ministres qui s’expriment beaucoup plus librement, surtout quand ils parlent en hébreu, ne refuse pas le principe théorique de deux États mais, en même temps, il fait tout pour que l’État palestinien ne puisse voir le jour. Avec la Cisjordanie découpée en peau de léopard par la colonisation israélienne, cette entité palestinienne n’aurait d’État que le nom. Le rôle de la France Arrivé à ce point, qu’il me soit permis d’insister sur le rôle de la France. Si l’acceptation de la finalité du cadre territorial acquis en 1949 constitue la seule base sur laquelle puisse intervenir le règlement du conflit israélo-palestinien, ce principe ne saurait ouvrir une voie à sens unique. Depuis la conférence de Madrid de 1991 et les accords d’Oslo de 1993 jusqu’à ce jour, en passant par la réunion de Camp David de l’an 2000, la conférence d’Annapolis de 2007, tous les efforts pour mener à bien un dialogue direct échouèrent : ni les uns ni les autres ne possèdent l’énergie intellectuelle et morale nécessaire pour accepter les résultats de la guerre de 1948-1949. Assurément, un tel consentement est objectivement bien plus douloureux pour les Palestiniens que pour les Israéliens : concrètement, cela signifie pour eux l’abandon de leur revendication majeure, le retour en Israël des réfugiés de 1948-1949. Cette exigence représente la destruction d’Israël et reste donc inacceptable pour nous. Il s’ensuit que l’acceptation par les uns et les autres de la finalité de 1949 – la "ligne verte" améliorée devenant la frontière permanente entre deux États – constitue la seule base sur laquelle puisse être fondée la fin du conflit. Enfin, puisque les Palestiniens comme les Israéliens ont fini par démontrer depuis un demi-siècle, urbi et orbi, leur incapacité de parvenir à une solution raisonnable, négociée en face à face, une telle solution, fondée sur le partage de la terre entre deux Etats souverains, doit leur être imposée. La France et l’Allemagne, moteurs de l’Europe, pays amis et alliés d’Israël, doivent dans le cadre de l’Organisation des Nations unies, prendre leurs responsabilités. Cinquante ans de discours nous suffisent, le temps est venu d’agir. Une tribune de Zeev Sternhell parue dans Le Monde du 12 juillet 2017 |