Odile Nguyen -
Schoendorff – Agrégée de philosophie professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon-III) L’Humanité du 22/7/15 Ce printemps et cet été, les yeux rivés sur Athènes, nous guettions,
nombreux, le lever de soleil d'un nouveau « miracle grec », admirant le courage
d'Alexis Tsipras et de Syriza face aux diktats de la troïka. Et nous nous
sentions tous l'âme un peu grecque après le NON au
référendum du dimanche 5 juillet. De mauvais gré, les médias, plus friands de
nous imposer les images récurrentes des files d'attente devant les banques,
ajoutaient pourtant un nouveau mot-clef à notre vocabulaire, un mot de
résistance, un mot de liberté : OXI. (cf. Liberté j'écris ton "non" JPR) La Grèce, berceau de la démocratie, terre de Périclès, allumait à nouveau dans nos cerveaux échaudés par bien des déceptions une lueur d'espoir. La large victoire du non au référendum attestait la clairvoyance du peuple souverain. Jamais la notion de « volonté générale », chère à Rousseau, cette volonté qui fait que chacun pense au bien de tous, n'avait semblé si bien incarnée. Mais, face aux puissances d'argent, le gouvernement grec, légitime représentant de cette volonté générale, a dû céder. La force, la force brute et inepte l'a emporté sur le droit. Fort du suffrage populaire, Alexis Tsipras avait sous-estimé l'adversaire il avoue : « J'ai cru que cette Europe pouvait être changée, que le droit pouvait primer sur les intérêts des banques. » * Le peuple grec est déboussolé. Mais l'Europe est démasquée Au lieu de cette victoire, triomphe un « catalogue de cruautés » pour le journal allemand Der Spiegel. Il va falloir honorer cette dette absurde, nouveau Minotaure avide de s'abreuver encore du sang du peuple pendant des décennies. Ce n'est pas Zeus, métamorphosé en taureau, qui enlève aujourd'hui Europe, mais les banques, les financiers et les politiciens à leur service : Schäuble, Merkel, Juncker, Lagarde. Tsipras a perdu sa majorité, Syriza est fissuré. Le peuple grec est déboussolé. Mais l'Europe est démasquée. Son cynisme éclate au grand jour. Le philosophe Jürgen Habermas, issu de l'École de Francfort, élève d'Adorno, figure des révoltes étudiantes de la fin des années 1960 en Allemagne, diagnostique : « Forcer le gouvernement grec à donner son accord à un fonds de privatisation économiquement discutable et éminemment symbolique ne peut être compris que sous l'angle d'un châtiment décrété contre un gouvernement de gauche. » Les médias, montreurs de marionnettes, cachés derrière le mur de l'argent Un autre philosophe, Alain Badiou, rappelle que la Grèce est la patrie de Platon, auteur de la République, où au livre VII, figure l'allégorie de la caverne : la caverne, trompeur théâtre d'ombres où les hommes sont enchaînés : « Pour savoir qu'un monde est sous la loi d'un semblant, il faut sortir de la caverne, échapper au lieu que le semblant organise sous la forme d'un discours contraignant. » La comparaison est heureuse : l'Europe ressemble à la caverne avec ses fausses valeurs, ses repères uniquement financiers, et les médias sont les montreurs de marionnettes, cachés derrière le mur de l'argent. Que l'un des hommes enchaînés se libère et aperçoive le soleil du Bien, du Beau et du Vrai, qu'il découvre la justice, les ombres lui apparaîtront tout à coup laides et dérisoires. Il faudra alors que cet homme, le philosophe, redescende porter le message aux autres, mais ils l'accueilleront par des moqueries ou même par la violence. Il se peut même, c'est la menace de Calliclès insultant Socrate dans Gorgias, de Platon, qu'il soit « traîné devant un tribunal ». L'histoire est bien différente, et pourtant, derrière Tsipras buvant jusqu'à la lie le calice de l'humiliation, en signant le mal nommé « accord », comment ne pas voir en filigrane l'image de Socrate buvant la ciguë. Au terme d'un procès inique déjà ourdi par le complot des sophistes et des puissances d'argent. En attendant de réaliser le rêve de Platon, que le roi devienne philosophe, ou que le philosophe devienne roi (c'est l'utopie « haute » de la République), ou du moins que la Loi soit reine (c'est l'utopie « basse » des Lois), on peut rêver que tout ne soit pas fini à Athènes ni ailleurs. Soyons donc utopistes plutôt que désespérés! Tsipras promet ainsi à la troïka « une victoire à la Pyrrhus » et veut encore espérer, évoquant des valeurs qui n'ont pas cours dans la caverne: « Durant cinq mois, nous avons semé des graines de démocratie et de dignité, elles finiront par fleurir. » « CE N'EST PAS ZEUS, MÉTAMORPHOSÉ EN TAUREAU, QUI ENLÈVE AUJOURD'HUI EUROPE, MAIS LES BANQUES, LES FINANCIERS ET LES POLITICIENS À LEUR SERVICE. »
|