Le
musicien et compositeur grec Mikis Theodorakis réagit dans l'Humanité
(27 juin
2012) contre la campagne de l'UMP faisant de lui un antisémite.
"UNE CALOMNIE
ET L’EXPRESSION DE LA PIRE BASSESSE MORALE"
par Mikis Theodorakis
«Je
suis grec et fier de l’être, car nous sommes le seul peuple en Europe
qui,
pendant l’occupation allemande (1941-1944), non seulement n’a pas exercé
de
poursuites contre les juifs mais, au contraire, les a aidés à vivre et à
survivre avec tous les moyens dont nous disposions.
À
l’époque, j’étais
moi-même partisan
de l’Armée populaire de libération et je me souviens que nous
avions
pris sous notre protection de nombreuses familles de juifs grecs, que
nous nous
sommes souvent battus contre les SS pour les sauver et beaucoup d’entre
nous
l’ont payé de leur vie.
Plus
tard, j’ai composé le cycle
Mauthausen que, notamment en Israël, l’on considère quasiment
comme
un hymne national. J’ai ressenti une des plus grandes émotions de ma vie
quand,
dans les années 1980, il m’a été accordé de diriger cette œuvre sur le
site du
camp de concentration de Mauthausen, tout d’abord chantée en grec par sa
première
interprète, Maria Farantouri, puis en allemand par Gisela May, et en
hébreu par
la chanteuse israélienne, Elinoar Moav. Je l’ai dirigée une fois encore
sur ces
lieux et, depuis lors, l’œuvre enregistrée est diffusée sans
interruption sur
le site du camp.
En 1972,
j’ai bravé le
boycottage européen et j’ai donné des dizaines de concerts en Israël,
des
moments que je qualifierais d’historiques en raison des liens d’amour
mutuel
qui nous unissaient.
À cette
même époque, Yigal
Allon, alors vice-premier ministre du gouvernement israélien et ministre
de
l’Éducation et de la Culture, m’a confié une première mission, celle de
transmettre un message de paix à Arafat au nom de son gouvernement.
C’est dans
cette intention que je l’ai rencontré à Beyrouth et, à cette occasion,
j’ai
donné une conférence de presse dans une salle. Un groupe de fanatiques
palestiniens avait décidé de m’abattre, car il me considérait comme un
complice
des juifs. C’est Arafat lui-même qui me l’a dit le lendemain avec, à ses
côtés…
le groupe de mes assassins en puissance. Qu’est-ce qui m’a sauvé ? Mon
amour authentique pour les deux peuples martyrs : les
juifs et les Palestiniens.
“Quand on
t’a entendu
pendant la conférence de presse, m’ont-ils dit, on a compris que nous
nous
trompions”. Qu’est-ce que j’avais dit au cours de la conférence de
presse ? “Le conflit qui vous oppose ne sera pas
résolu par les
armes, mais par la compréhension mutuelle. De l’autre côté, il y a des
hommes
ordinaires qui vous ressemblent, simples et travailleurs, capables
d’aimer et
qui, comme vous, aiment leur famille et leur pays. C’est eux que vous
devez
trouver, parce que c’est avec eux que vous pourrez vivre dans la paix.”
Arafat
m’a dit : «Tu as chanté les juifs et tu as eu raison,
car ils
sont, eux aussi, un peuple tourmenté. Comme nous. Alors, s’il te plaît,
écris
une chanson pour nous aussi… ». C’est ainsi que j’ai écrit aussi un
chant
pour le peuple palestinien qui est devenu son hymne national.
Bien plus tard,
à l’occasion de la remise du prix Nobel de la paix à Rabin (Israël) et à
Arafat
(Palestine), l’Orchestre symphonique d’Oslo avec, en soliste,
l’interprète
finlandaise Arja Saijonmaa, a joué Mauthausen en hommage à Israël et le
chant
que j’avais composé, reconnu comme hymne national, en l’honneur du
peuple
palestinien. Ce moment symbolique suffit à démontrer la place que
j’occupe dans
l’esprit et dans les cœurs des deux peuples.
Je suis
souvent allé en
Israël, en Palestine et au Liban, et c’était chaque fois la paix,
l’amitié, la
coexistence et la coopération entre ces deux peuples martyrs qui
occupaient mes
pensées. En tant que Grec, je me sens proche d’eux, comme si nous
appartenions
à la même famille. Et pourtant, pour certains fanatiques, d’un côté
comme de
l’autre, je suis la cape rouge agitée devant le taureau. Pourquoi ? Parce
que j’ai la franchise et le courage de dire la
vérité et de la dire même dans la gueule du loup. Ainsi, quand je suis
en
Palestine, je m’exprime ouvertement et publiquement contre les
fanatiques qui
me haïssent et, quand je suis en Israël, je fais de même en critiquant
tout
aussi ouvertement et publiquement les fanatiques qui, en raison de la
diaspora
juive présente dans tous les pays du monde, ont la possibilité de
transformer
leur haine en venin et en mensonges monstrueux.
Dans mon
opéra les Métamorphoses
de Dionysos (dont j’ai écrit aussi le livret), il y a une
scène où
des juifs sont déportés par des SS dans des camps d’extermination. Il
s’agit
d’un moment crucial de l’œuvre, d’une condamnation du nazisme qui
dévoile d’une
façon très humaine l’affliction psychique et intellectuelle que je
ressens
devant les souffrances des juifs. D’ailleurs,
la dénonciation du racisme et la défense de ses victimes ont guidé mes
décisions et mes actes tout au long de ma vie. Une vie jalonnée de
poursuites
qui m’ont souvent poussé jusqu’au seuil de la mort.
Donc, me
qualifier de
raciste et d’antisémite n’est pas une simple calomnie, mais l’expression
de la
pire bassesse morale, issue le plus souvent de cercles proches
d’organisations
et d’individus opérant dans la mouvance du néonazisme et auxquels la
crise a
permis de relever la tête pour nous menacer et – incroyable, mais
vrai – nous accuser, eux, d’antisémitisme en utilisant un arsenal de
mensonges et de déclarations insidieuses !
Il suffit
de dire, par
erreur manifeste, dans une interview de trois heures, “antisémite” au
lieu
d’“antiraciste”, et on s’empare d’une seule et unique phrase dont on
isole un
mot, brandi comme un étendard, tout simplement pour servir l’intention
de
m’incriminer. Depuis combien d’années était-on aux aguets pour une
simple
erreur ? Le mot “antisémite”
correspond-il vraiment à ce qui suit ?
“J’aime le peuple juif avec lequel nous avons vécu et souffert en Grèce
pendant
des années et je hais l’antisémitisme.” Je suppose que mes différents
ennemis
se sont bien gardés de citer ces paroles. Et pourtant, c’est exactement
la
phrase que j’ai prononcée. Ce n’est pas quelque chose que je viens
d’inventer,
après-coup, en guise d’alibi. Il en est ainsi, et il est facile de le
prouver de
façon incontestable en écoutant toute la phrase, exactement comme je
l’ai
prononcée et non pas en la tronquant comme l’ont voulu mes adversaires.
Peut-être
va-t-on se
demander pourquoi et comment certains persistent à vouloir discréditer
un ami
si fidèle d’Israël et des juifs et tentent de me faire passer à tout
prix pour
un antisémite? (De qui parle-t-on ? De
quelqu’un qui a connu les sous-sols de la Gestapo pour les sauver !)
Toutefois,
la réponse est
finalement simple :
beaucoup de mes amis juifs sont d’accord avec moi. Certains sont
d’accord avec
moi, même s’ils vivent en Israël, donc dans la tourmente quotidienne des
événements. Alors, si les simples citoyens du peuple d’Israël entendent
mes
idées, telles qu’elles sont réellement exprimées, ils “risqueraient”
(selon mes
ennemis, bien sûr) d’être d’accord avec moi, en pensant que la solution
du
problème ne se trouve pas dans la violence et les armes, mais dans la
coexistence et la paix. Ce qui ne plaît pas du tout à mes adversaires
car, bien
sûr, j’ai – à plusieurs reprises – totalement désapprouvé la
politique de l’État d’Israël et j’ai exprimé ce désaccord avec force et
de la
façon la plus claire et la plus catégorique (comme je le fais toujours).
Pour
ne pas courir le risque que ces citoyens se rangent à mes opinions, ils
ne
doivent pas les entendre. Et quelle est la meilleure et la plus sûre
façon de
procéder pour arriver à ses fins ? Eh
bien, leur tactique habituelle :
me coller “l’étiquette” d’antisémite, de sorte qu’aucun juif, où qu’il
se
trouve, ne veuille plus entendre non seulement mes idées, mais même mon
nom.
Et
maintenant,
particulièrement en France – où brusquement on “s’est souvenu” d’une
interview donnée il y a environ un an et demi –, il existe, de toute
évidence, une autre raison :
porter atteinte à la gauche. Leur prétendu “argument” est que son
leader,
Jean-Luc Mélenchon, me connaît et que, par conséquent… il a des amis
antisémites !
Toutefois, la vérité – malheureusement pour eux – est évidente et je
pense que tout homme animé de bonnes intentions peut s’en rendre compte.
Donc,
même si après la
lecture de ce qui précède, certains persistent encore à me faire passer
pour
quelqu’un que je n’ai jamais été et que, bien sûr, je ne suis pas, le
doute
n’est plus permis. Tout est fait sciemment pour servir d’autres
finalités, car
ma foi inébranlable dans la paix et la coexistence des deux peuples
martyrs,
juif et palestinien, en dérange plus d’un ».
Athènes,
le
15 juin 2012
Traduit
du
grec par Arlette Manoli