Atlanta (Géorgie, États-Unis), correspondance.de Carlotta MORTEO pour l'Humanité (12 novembre 2020). C'est moi qui souligne.
«O n a gagné sur le fil du rasoir, mais on a gagné »,
commente Nathanael, concentré sur la barbe de son client. Dans ce
barbershop du centre-ville d’Atlanta, la politique n’est jamais très
loin. « C’est mieux qu’un institut de sondage ici ! Tout le monde vient prendre la température de la communauté (noire) »,
explique le jeune barbier en jetant un coup d’œil à la télévision, où
la victoire de Joe Biden en Géorgie n’a pas encore été officiellement
proclamée puisqu’un recomptage est en cours. « C’est juste une
manière pour Trump de continuer à semer le doute. 12 000 voix d’écart,
c’est peu, mais c’est trop pour une marge d’erreur potentielle », conclut Nathanael. Deux hommes attendent leur tour assis sur des fauteuils en cuir. Et les conversations vont bon train. « C’est très important, ce qu’il s’est passé, parce que beaucoup de Noirs ne croyaient pas dans le pouvoir du vote », remarque un vieux monsieur élégamment vêtu. « Et
là, ils voient à la télé que chaque bulletin est scrupuleusement compté
jusqu’au dernier et que l’État bascule, grâce à nous ! » Grâce au vote noir, un électorat généralement considéré comme plus abstentionniste que les autres.
Au
mur, s’alignent des portraits au fusain de nombreuses figures de
l’histoire afro-américaine : des politiques – Barack Obama, John Lewis,
Martin Luther King –, des basketteurs – LeBron James, Dwight Howard –,
des chanteurs et chanteuses – Tina Turner, James Brown, Billie
Holiday –, tous extrêmement bien coiffés. Moustache taillée, cheveux
tressés, Shawn est originaire de Chicago, mais a déménagé à Atlanta il y
a dix ans pour travailler dans une entreprise liée aux nouvelles
technologies. Il fait partie de ces 3 millions de nouveaux habitants,
pour beaucoup afro-américains, qui ont afflué en Géorgie depuis l’an
2000, attirés par des loyers plus abordables, un marché de l’emploi
dynamique et un climat social plus favorable aux Noirs. Car, depuis
trente ans, tous les maires d’Atlanta sont afro-américains, l’industrie
de l’entertainment black est installée ici, et la ville est à 50 %
peuplée de Noirs. Selon lui, outre ces changements démographiques, le
déclic qui explique l’extraordinaire mobilisation des électeurs en
Géorgie cette année a été « ce qui est arrivé à Stacey Abrams. Ça nous a ouvert les yeux ».
Une foule de citoyens qui chantent, dansent, klaxonnent…
Personnalité
aimée et respectée de la communauté noire, Stacey Abrams était cheffe
de la minorité démocrate à la Chambre des représentants de la Géorgie
entre 2011 et 2017. Elle aurait pu devenir gouverneure en 2018, si elle
n’avait pas perdu les élections à 55 000 voix près à cause d’une
campagne menée par son concurrent, le gouverneur républicain sortant
Brian Kemp, pour empêcher et disqualifier le vote de 670 000 électeurs,
dont 70 % d’Afro-Américains. Une pratique employée depuis de nombreuses
années dans les États du Sud par les majorités conservatrices, et contre
laquelle Stacey Abrams se bat depuis avec son organisation Fair Fight
afin de réinscrire les Afro-Américains écartés du processus électoral,
ainsi que les anciens condamnés de prison, qui connaissent mal leurs
droits. « J’espère qu’elle va prendre la tête du Parti démocrate, ou
qu’elle va avoir un poste dans le prochain gouvernement ! On est très
fiers d’elle, c’est en grande partie grâce à elle si la Géorgie est
devenue bleue aujourd’hui », s’enthousiasme May Table, musicienne
trentenaire qui a passé les derniers mois à accrocher des programmes sur
les poignées de porte, à appeler et à envoyer des textos pour mobiliser
les électeurs et à distribuer des barres énergétiques et de l’eau aux
gens coincés dans des files interminables devant les bureaux de vote.
En
ce jour de célébration de la victoire de Joe Biden, le 7 novembre, au
Freedom Park, toute la jeunesse militante d’Atlanta est là. Au milieu
d’une foule de citoyens qui chantent, dansent, klaxonnent, Eric Bale
tient un panneau « Merci Stacey ! ». Cet étudiant en science politique
au Morehouse College, l’une des quatre universités noires historiques
d’Atlanta, rend hommage à la « mère des militants » : « Quand
Stacey Abrams a perdu, elle ne s’est pas retirée de la vie publique. Au
contraire ! Elle a investi toutes ses forces dans un projet de plus
grande envergure, qui a attiré de nombreux jeunes comme moi. » Ce
projet, The New Georgia Project, est une coalition qui réunit une
multitude d’organisations « grassroots » (de terrain) antiracistes,
prodémocratie, féministes, pour la défense du droit des immigrés mais
aussi des associations de quartier, des collectifs liés à des Églises
noires progressistes ou des syndicats. Ensemble, ils ont inscrit 800 000
nouveaux électeurs cette année.
En jeu, une majorité démocrate au Sénat
Sur
la petite scène qu’ils ont installée sur un pré, les jeunes leaders de
ces organisations défilent au micro pour féliciter l’extraordinaire
travail accompli par les milliers de bénévoles ces derniers mois, mais
rappellent l’essentiel. « Aujourd’hui, on fait la fête, on respire
un bon coup. Mais le plus dur commence. Demain, on retourne sur le
terrain pour mobiliser les électeurs aux sénatoriales du 5 janvier.
Sinon, le changement que l’on attend ne pourra pas se concrétiser ! »
scande au micro LaTosha Brown, cofondatrice de Black Voters Matter. Et
pour bien se faire comprendre, il faut faire preuve de pédagogie : « Sans
nous, l’administration Biden-Harris ne pourra pas avancer sur les
questions de santé, de justice raciale ou d’environnement puisque les
républicains sont pour l’instant majoritaires au Sénat ! » Deux
postes pour le Sénat sont en jeu, tous deux en Géorgie, mais aucun
candidat n’est parvenu à obtenir la majorité. Un deuxième tour aura donc
lieu dans quelques semaines. C’est la dernière chance pour les
démocrates de reprendre le contrôle de la Chambre haute du pays, et
ainsi pouvoir tenir leurs promesses.
Côté démocrate,
deux figures issues de la société civile : Jon Ossoff, journaliste
d’investigation de 33 ans, qui fait face au sénateur sortant, David
Perdue, et le révérend Raphael Warnock, pasteur de l’Église baptiste
Ebenezer, où Martin Luther King et son père officiaient en leurs temps. « Le
révérend Warnock officie depuis quinze ans ici. Il incarne un courant
civique et spirituel très populaire au sein de la communauté noire », explique Maurice Jon Hobston, historien à l’université de Géorgie et auteur du livre la Légende de la Mecque noire. « Il
vient d’une famille modeste de Savannah, a grandi dans un logement
social, dans une famille nombreuse, et a été éduqué par des leaders
religieux du social gospel, un mouvement qui est engagé dans la lutte
contre la pauvreté, les inégalités économiques et les tensions raciales.
Il incarne les principes de justice et il met l’humanité au-dessus des
profits, ce qui est rare dans la politique amé ricaine. Il se
bat aussi contre la gentrification en cours dans le quartier de Decatur
et à Atlanta en général. Tout cela fait de lui une personne exemplaire
très appréciée. »
Située dans le cœur historique
de la classe moyenne noire d’Atlanta, l’église Ebenezer est fermée pour
cause de Covid. En ce dimanche postélectoral, les rues sont clairsemées.
« Les gens ont un peu la gueule de bois probablement », rit
Cortland Greer, membre d’une association de quartier qui s’est donné
pour mission ce matin de nettoyer les rues avec un groupe de jeunes
adolescents afro-américains « qui ont quelques problèmes de discipline ». Cet ingénieur de métier a bien conscience de l’enjeu des sénatoriales : « Si
la Géorgie n’élit pas les deux sénateurs démocrates, l’administration
n’aura pas la majorité au Sénat. J’ai envie d’y croire, mais ça va être
très serré. Le révérend a obtenu 33 % des voix. Si l’on agrège les 15 %
de voix obtenues par les autres candidats démocrates, on est presque ex
aequo avec les républicains, qui ont obtenu 47 %. Donc il va falloir
mobiliser encore plus qu’à ces éle ctions ! » Lui promet
de motiver tous ses réseaux et a immédiatement répondu à l’appel de
Stacey Abrams sur Twitter et à la télévision, qui a d’ores et déjà
invité les Géorgiens à se faire envoyer leur bulletin par courrier.
Cortland
Greer et ses jeunes ont suivi un peu plus tôt la messe du révérend
Warnock, diffusée en ligne. Dans son prêche, en costume cravate,
inspiré, souriant, le révérend fait quelques incursions politiques : « Nous
voici au lendemain de l’élection la plus importante de notre histoire,
et Dieu nous indique qu’il sait retourner les choses », tout en faisant référence à l’Évangile selon Luc («J’ai vu Satan, le père des mensonges, tomber du Paradis tel un éclair dans le ciel ») ou à celui de Matthieu («Le premier sera le dernier, et les derniers seront les premiers »). Pas
du genre à user de son influence à des fins personnelles, le révérend
rappelle simplement l’importance de l’entraide, invite à ne pas se
laisser entraîner dans la division, la peur, le matérialisme. À rester
optimiste, tout en appelant ses disciples à se lever, comme dans les
années 1960, pour « transformer à nouveau l’Amérique ».