par Bernard
LAMIRAND Animateur du comité d’honneur national Ambroise-Croizat
L’ordonnance
du 4 octobre 1945 marque l’acte de naissance d’un des projets du
Conseil national de la Résistance. Ambroise Croizat, ministre communiste
du Travail et de la Sécurité sociale, reçut l’appui des syndiqués CGT.
L’ordonnance ne réglait pas tout, il fallait la mettre en application.
Le
4 octobre 1945, l’ordonnance créant la Sécurité sociale était
promulguée par le gouvernement provisoire dirigé par le général
de Gaulle.
Cette ordonnance inscrivit les véritables objectifs de la
Sécurité sociale autour d’une organisation unique, d’une cotisation
unique, la solidarité et la gestion des caisses par les assurés
eux-mêmes et en particulier par la démocratie et l’élection des conseils
d’administration des caisses. De Gaulle ne signa pas cette ordonnance :
il était en voyage en URSS.
Ambroise Croizat précisa (1) à qui appartient cette grande
conquête sociale : « Le plan de Sécurité sociale est une réforme d’une
trop grande ampleur, d’une trop grande importance pour la population de
notre pays pour que quiconque puisse en réclamer la paternité exclusive
(…). Cette Sécurité sociale, née de la terrible épreuve que nous venons
de traverser, appartient et doit appartenir à tous les Français et à
toutes les Françaises sans considérations politiques, philosophiques,
religieuses. C’est la terrible crise que notre pays subit depuis
plusieurs générations qui lui impose ce plan national et cohérent de
sécurité. » Il fallait dépasser une conception d’assistance sociale
placée sous le contrôle de l’État, de bienfaiteurs, de congrégations
religieuses, de notables et d’une petite bourgeoisie voulant en rester à
ses œuvres sociales.
La loi sur l’Assurance sociale, en 1930, préparait le
futur et ébauchait ce que devrait être la Sécurité sociale. Cette loi
avait donné les pleins pouvoirs à la Mutualité française, mais les
inégalités persistaient et les caisses d’affinités différentes n’étaient
pas sous la responsabilité des assurés eux-mêmes. La Seconde Guerre
mondiale, l’occupation de la France, le régime de Vichy, avec la charte
du travail, mirent finalement par terre cette loi de 1930.
Un patronat combattant une caisse unique dirigée par les travailleurs
La Sécurité sociale naissante n’avait rencontré que
l’opposition de la Mutualité française qui s’estimait dépossédée et d’un
patronat qui voyait se mettre en place ce qu’il avait toujours
combattu, c’est-à-dire une caisse unique, obligatoire et dirigée par le
monde du travail. Croizat, devenu ministre du Travail après Alexandre
Parodi, fin 1945, souligna cependant le rôle de la mutualité comme
précurseur de la Sécurité sociale dans un discours prononcé lors d’une
visite des bâtiments de la caisse primaire au Havre, le 12 avril 1947,
où il affirma : «
J’ai proclamé, à maintes reprises, dans les débats à
l’Assemblée, qu’il n’était pas dans nos intentions de supprimer toute
activité de la Mutualité, mais au contraire de l’utiliser, car nous
connaissons l’œuvre qu’elle a réalisée depuis très longtemps déjà dans
notre pays… (2) »
C’est le Conseil national de la Résistance (CNR), sous
l’intitulé « les Jours heureux », qui fixa le 15 mars 1944 dans son
programme : « Un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à
tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont
incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant
aux représentants des intéressés et de l’État. » L’ordonnance du
4 octobre 1945 visait donc à remplir cet objectif. Cette ordonnance et,
sans oublier, celle du 19 octobre 1945, qui précise les objectifs à
réaliser en matière d’organisation et de prestations, sont les fruits de
la libération du pays et du rôle joué par la Résistance et
particulièrement par le Parti communiste français et la CGT réunifiée en
1943. Nombre de leurs dirigeants siégeaient dans la commission du
Travail et des Affaires sociales à Alger puis à Paris avec le rôle
éminent de Croizat comme président et de Georges Buisson comme
rapporteur.
Personne ne peut nier l’importance jouée par la CGT qui
avait 5 millions d’adhérents et le Parti communiste français, premier
parti politique aux élections de la première constituante où il
représentait près de 28 % des voix. Un rapport de forces qui a compté
pour l’établissement d’une législation sociale incomparable de 1945 à
1947. La Sécurité sociale était donc sur les rails : il fallait la
concrétiser rapidement sur le terrain et mettre en place les structures
nécessaires. Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité
sociale, et Pierre Laroque en furent, chacun dans leur responsabilité,
les réalisateurs. L’ordonnance ne réglait pas tout, il fallait la
mettre en application. Croizat fut celui qui fit en sorte que celle-ci
soit appliquée politiquement par toute une série de décrets et de lois,
notamment pour les différents risques ; que ce soit ceux relatifs à
l’assurance-maladie, la retraite, les accidents du travail et les
maladies professionnelles, les allocations familiales et la maternité,
etc.
Le rôle primordial et les efforts incessants des militants de la CGT
À l’Assemblée constituante, il intervint contre ceux qui
voulaient en retarder l’application, attendant des jours meilleurs pour
faire en sorte que la Sécurité sociale finisse dans les oubliettes. Il
emporta la confiance de l’Assemblée constituante, et la Sécurité sociale
commença à fonctionner dès juillet 1946. Un énorme travail fut
effectué pour inscrire les assurés et les employeurs, pour établir les
caisses primaires, les correspondants dans les entreprises en lien avec
les comités d’entreprise naissants. Ambroise Croizat paya de sa personne
pour réaliser cela et notamment imposer la cotisation sociale : il
réfuta l’étatisation de la Sécurité sociale et qu’il fallait aussi se
sortir des formes anciennes et des régimes d’affinités pour adopter la
caisse unique que la CFTC refusait à cette époque. Il rejeta les
tentatives de construire la Sécurité sociale à partir d’un financement
par l’impôt et l’on peut voir avec quelle acuité il a travaillé cette
question en étudiant ce que William Beveridge avait proposé et mis en
place en Grande-Bretagne autour d’une assurance nationale et d’un
service national de santé par l’impôt qu’il considéra comme infondé pour
la France. Croizat et Laroque méritent toute l’estime du monde du
travail dans la réalisation d’une Sécurité sociale appartenant au monde
du travail et ils auraient voulu aller plus loin en faisant en sorte
qu’elle soit universelle et regroupe l’ensemble des Français comme le
prévoyait la loi du 22 mai 1946.
L’ordonnance du 4 octobre 1945 est donc la pierre
angulaire du système français, mais elle ne fut réalisée qu’à travers un
travail incessant des militants de la CGT qui lui donnèrent vie auprès
des salariés et notamment les UD et UL CGT sur qui Croizat s’appuya
fortement.
Comme le disait Jean Magniadas (3), qui a bien connu
Ambroise Croizat : « Il faut souligner le rôle important des militants
de la CGT dans cette création. D’abord Ambroise Croizat, dirigeant
communiste et secrétaire général de la Fédération des métaux, mais aussi
Georges Buisson et Henri Raynaud, l’un et l’autre secrétaires de la
CGT, le premier est un ex-confédéré, le second un ex-unitaire. On a
justement insisté sur le rôle de Croizat, d’abord président de la
commission du Travail de l’Assemblée consultative, mais il serait
injuste d’oublier les autres militants de la CGT : il reçut l’appui des
militants, mais aussi du personnel des organismes concernés face aux
difficiles problèmes qui se posaient avec le reclassement des personnels
venus de la Mutualité et des compagnies d’assurances (branche accident
du travail). »
L’action de Croizat sera donc décisive dans la création de
l’institution et se prolongera ensuite dans sa mise en place. Il sut
s’entourer de personnages remarquables : son directeur de cabinet Me
Marcel Willard, l’avocat de Georges Dimitrov, Pierre Laroque, directeur
général de la Sécurité sociale au ministère du Travail, Francis Netter,
éminent spécialiste de l’actuariat, et qui resta à la CGT après la
scission et la représentera au Conseil national des assurances… Tous
aideront Croizat dans le combat de la mise en place, dans des délais
extrêmement courts.
Le Medef a œuvré à dénoncer cette conquête sociale de la Libération
Cette Sécurité sociale naissante fut l’objet de la rage de
la droite réactionnaire, mais surtout du patronat réorganisé après la
dissolution de la Confédération générale de la production française
(CGPF) pour collaboration avec l’ennemi. Des ordonnances, en 1967, sous
le général de Gaulle, préparèrent la revanche patronale. La première
chose fut de défaire les élections des conseils d’administration et
d’imposer le « paritarisme » dont on sait les méfaits depuis cette date.
Un travail de sape était dès lors lancé pour remettre en question la
plus belle conquête sociale de la Libération.
Plus tard, un patron du Medef, Denis Kessler, assureur
privé de surcroît, montra toute sa hargne pour dénoncer cette ordonnance
de 1945. C’était l’hommage du vice à la vertu et je reprends pour
conclure cet article sa déclaration dans la revue Challenges, en 2007,
qu’il fit à l’adresse de Sarkozy, président de la République : « Le
modèle social français est le pur produit du Conseil national de la
Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand
temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie… À y regarder de
plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme
ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a
été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il
s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le
programme du Conseil national de la Résistance ! »
Alors relevons le défi et rétablissons cette Sécurité
sociale comme l’affirma Ambroise Croizat : il dira le 12 mai 1946, lors
de la présentation de la loi du 22 mai 1946 à l’adresse des
travailleurs : « Rien ne pourra se faire sans vous (…) La Sécurité
sociale n’est pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle implique
une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise.
Elle réclame vos mains… » Quel beau message en ce 70e anniversaire.
Le témoignage d’Ambroise Croizat
Lors
de son intervention
en séance du 8 août 1946 consacrée à l’application
de la loi de Sécurité sociale, le ministre
du Travail et de la
Sécurité sociale Ambroise Croizat relata ce moment : « L’ordonnance
du
4 octobre 1945,
à laquelle est à juste titre attaché le nom d’un ami
qui nous est commun
à tous, M. Alexandre Parodi, a été le produit
d’une année de travail, au cours de laquelle des fonctionnaires, des
représentants
de tous les groupements et de toutes les organisations
intéressées, des membres de l’Assemblée consultative provisoire, dont
certains font partie de la présente Assemblée, ont associé leurs efforts
pour
élaborer un texte que
le gouvernement de l’époque a, en
définitive, consacré conformément
à l’avis exprimé par
194 voix contre
1 à l’Assemblée consultative. »
(1) Intervention du 8 août 1946.
(2) Archives de la FTM CGT-IHS
Métaux.
(3) Conférence de Jean Magniadas,
docteur ès sciences
économiques,
syndicaliste CGT, prononcée pour l’IHS CGT
le 9 octobre
2003.